All We Imagine As Light de Payal Kapadia
Sans nouvelles de son mari depuis des années, Prabha, infirmière à Mumbai, s’interdit toute vie sentimentale. De son côté, Anu, sa jeune colocataire, fréquente en cachette un jeune homme qu’elle n’a pas le droit d’aimer. Lors d’un séjour dans un village côtier, ces deux femmes empêchées dans leurs désirs entrevoient enfin la promesse d’une liberté nouvelle…. Par Benjamin Cataliotti.
À l’heure où une part effrayante de nos contemporains semblent vouloir faire le choix de l’isolement et de l’intolérance, l’Indienne Payal Kapadia nous rappelle, avec ce premier film couronné par le Grand Prix de Cannes, ce qu’il faut de persévérance pour garder espoir. L’espoir, comme la lumière, a ceci d’émouvant qu’il se glisse partout où on le laisse entrer, y compris dans les espaces les plus exigus, et colore jusqu’à notre façon d’appréhender notre environnement et ceux qui le peuplent. De l’espoir, Prabah et Anu, les deux infirmières de Mumbai, n’en manquent sans doute pas. La première, réservée, attend depuis la nuit des temps, sinon le retour, a minima des nouvelles de son mari parti travailler en Allemagne. Plus insouciante, sa colocataire, Anu, s’efforce de cacher l’amour clandestin qu’elle vit avec un garçon de confession musulmane ; dans une société qui, aussi développée soit-elle, semble encore considérer les relations interconfessionnelles comme des engeances maléfiques. Elles accompagnent Parvaty, une troisième femme plus âgée et qui, pour le coup, semble avoir abandonné toute velléité de réussite après avoir été expulsée de son logement, et s’est ainsi résignée à retourner vivre dans sa province natale, épuisée de se battre contre une ville qui broie toutes celles et ceux qui ont le malheur de ralentir le pas. « On dit de Mumbai qu’elle est la ville de tous les possibles, philosophe Prabah au détour d’une des nombreuses voix off qui accompagnent les images de l’agitation urbaine. C’est surtout la ville des illusions. » Omniprésente pendant la première partie du film, la rumeur de la cité chronophage se fait grondement incessant, poussé par un montage dense et qui fait la part belle aux scènes de nuit, comme si, plus que dans une ville, c’était dans les wagons cahotants d’un train sans arrêt que les trois femmes se mouvaient. Recevant pour seule lettre d’amour d’Allemagne un robot ménager, Prabah s’accroche à l’autocuiseur muet, l’enlaçant avec une douceur qui donnerait vie aux objets les plus inertes.
Persiennes humaines et échappées buissonnières
C’est le point d’équilibre du film, son secret magique : éviter le misérabilisme en scrutant chaque étreinte, chaque sourire que s’accordent des personnages certes encerclés par les contraintes – morales, sociales, économiques – du monde moderne mais qui ne cèdent jamais tout à fait. Le cinéma sait cela mieux que tout : la noirceur est aussi le plus beau moyen de mettre en valeur les instants de lumières. Persiennes humaines, nos héroïnes ouvriront toutes les portes, nous emportant avec elles dans une seconde partie buissonnière et gorgée d’un éclat qui frise le sublime, rappelant la sensualité des plus beaux films d’Apichatpong Weerasethakul, autre cinéaste alchimiste dont on sent toute l’influence poétique. Jeune réalisatrice, Payal Kapadia ne se laisse cependant jamais écraser par ses prédécesseurs, elle dont le female gaze agit comme un vêtement préservant ses héroïnes des caprices d’hommes que la caméra s’amuse à regarder avec une distance ironique. Isolés, désœuvrés et voués à échouer, littéralement, aux pieds de leurs infirmières, les personnages masculins n’ont plus d’autre choix que de se faire spectateurs de la beauté qui émane de ces femmes. Et nous-mêmes rendre leur exemple, rassérénés par la voluptueuse douceur de ce premier long-métrage plein de promesses. C’est un vrai pluriel, comme ‘rassérénés’, et non d’un ‘nous’ de politesse.
All We Imagine As Light, en salles le 2 octobre.