ANNETTE de LEOS CARAX
Dans les années 70, les Sparks pensaient tenir leur première collaboration au cinéma, une satire du monde de la télé avec Jacques Tati… Plus de 50 ans plus tard, c’est bien avec Leos Carax qu’ils signent (à la fois au scénario et à la B.O.) le grand film musical dont ils ont sans doute toujours rêvé. Pour un résultat… « caraxien » en diable.
« So may we start, may we start, may we start…? » C’est par cette exclamation joyeuse et empressée, répétée en chœur, que s’ouvre le film. Elle est chantonnée par les Sparks, avec Carax himself en studio, embarquant toute l’équipe technique avec eux (comme Denis Lavant durant l’entracte de Holy Motors). Façon de rappeler qu’il s’est fait attendre des années, ce nouveau projet un peu fou du maître français, à la silhouette aussi reconnaissable que celle d’un Godard : manteau long, lunettes noires, petit chapeau et cheveux grisonnants. Justement, un peu comme pour JLG à l’époque de ses fantasmes de grand film américain avec les studios, on n’y croyait plus à cette Annette. D’aucuns pensaient que le serpent de mer du « film musical chanté » avec des stars internationales à Los Angeles finirait par ne jamais voir le jour. Mais contrairement à Godard qui a eu tendance à saboter ses esquifs, les quelques gros paquebots du capitaine Carax tanguent longtemps dans la tempête de la production et du financement, mais finissent toujours par arriver à quai ; on ne sait trop comment. La posture romantique de l’artiste maudit trouve ici sa limite : Leos préfèrera toujours un grand film malade en salles à un petit film fantôme dans ses tiroirs.

Monkey Business
Romantisme, justement, plus littéral ici : à ceux qui gardaient un souvenir ému de l’histoire d’amour chahutée et pétaradante des Amants du Pont-Neuf, Annette apparaîtra sans doute comme une sorte de remake chic et glacé, mais aussi beaucoup plus sombre et vicié. Avec le temps, la jeune artiste et le clochard sont devenus deux stars du show-biz : lui, roi du stand-up en peignoir de boxeur surnommé « The Ape of God » et elle, chanteuse lyrique en perruque, perdue dans des décors épurés et inquiétants. Le cinéaste n’hésite pas à brocarder le culte de la célébrité et les problèmes de respect de la vie privée qui vont avec, dans une veine très parodique qu’on lui a rarement connue. Les morceaux des Sparks rythment et enveloppent tout le récit sans temps mort, l’emportant par grandes vagues cahotantes, laissant à Carax le champ libre pour distiller librement tous ses motifs préférés : le singe, l’arrière des limousines, les motos qui filent à toute allure, la forêt de l’inconscient où l’on se perd… Ce qui donne l’impression, un peu trompeuse, de se retrouver en terrain connu, à la limite du recyclage. Mais la fin de la première partie s’achève dans un élan de tragédie gothique et il est difficile d’en parler sans spoiler. Il faudra sans doute se contenter de dire qu’Adam Driver trouve là son rôle le plus brutal, le plus noir, quelque part entre Louis C.K., Bertrand Cantat et Dark Vador. Quant à la seconde partie où apparaît finalement la jeune Annette du titre, c’est là que Carax explore avec pas mal de finesse les tiraillements d’une paternité toxique et les affres de la starification précoce, par le prisme du conte (pour adultes). Mais c’est bien quand il se détache finalement de son twist le plus incongru, dans la dernière séquence, que le cinéaste retombe sur ses pattes, laissant ainsi derrière lui la sensation étrange d’avoir assisté à une œuvre certes hautement personnelle mais aussi ultra-contemporaine dans ses travers ; c’est-à-dire à la limite de la roublardise et de la grandiloquence.