Bona de Lino Brocka
Jeune fille issue de la classe moyenne philippine, Bona a cessé de fréquenter le lycée. Elle préfère suivre Gardo, acteur second couteau sur des films à petit budget. Son attitude finit par exaspérer son père, qui la met dehors. Bona part s’installer chez Gardo. Alors qu’elle pense pouvoir enfin vivre une histoire d’amour avec lui, la jeune fille devient sa bonne à tout faire, obligée de supporter le défilé incessant de ses nombreuses conquêtes…. par Emmanuel Burdeau.
Lino Brocka avait beau tourner à toute allure, à la cadence fassbinderienne de quatre-cinq films par an, ceux qui ont connu une distribution française restent rares. En découvrir un constitue donc un événement. Et tant pis s’il serait plus juste de parler de redécouverte. Car Bona, tourné en 1980, a bel et bien été vu. À la Quinzaine des réalisateurs en 1981, puis au sein du panorama philippin présenté quelques mois plus tard à Nantes par le Festival des Trois Continents. Mais par la suite on resta sans nouvelle du film, au point qu’on le crut perdu. Jusqu’à ce que, peu avant la mort de celui-ci, un chercheur apprenne que Pierre Rissient – sans qui nous aurions longtemps ignoré Brocka – en avait fait déposer un négatif original dans un laboratoire. Résultat : retrouvé, restauré, distribué par Carlotta, Bona reparaît aujourd’hui, plus de quarante ans après.
Mélo dans les bidonvilles de Manille
Qui est Bona ? Une jeune femme aussi taciturne que têtue, au regard dans le vide mais à la volonté de fer. Par amour, Bona devient la bonne à tout faire et le souffre-douleur d’un joli cœur assez veule qui gagne sa vie en enchaînant au cinéma les tout petits rôles. Lui se prénomme Gardo. Il porte la moustache et la mine bravache de Phillip Salvador, acteur que les fidèles de Brocka connaissent pour l’avoir croisé dans Jaguar (1979) ou dans Bayan-ko (1985). Bona, elle, est interprétée par Nora Aunor, superstar de la chanson et du cinéma philippins, véritable idole nationale – au début de son chef-d’œuvre, Manille (1975), Brocka rend à son talent et à son aura un hommage discret mais vibrant. À la fois actrice principale et productrice, Aunor apparaît ici dans un contre-emploi total. Son personnage de victime plut si peu à la presse et aux fans de l’idole qu’ils exigèrent qu’elle ne leur refasse jamais ce coup-là. Il est vrai qu’à bien des égards, ce mélo se limite à raconter la soumission volontaire et même aveugle d’une jeune femme ayant tout plaqué pour se plier aux ordres et aux caprices d’un homme qui ne l’aime pas et qui, soir après soir, reçoit ses conquêtes. Humiliations, insultes, coups : Bona tolère tout. Elle fait le ménage, multiplie les tâches pour gratter quelques sous, aide les voisins en échange de nourriture : Brocka excelle à donner un aperçu sans pitié de la vie dans les bidonvilles de Manille. Gardo, lui, fait le beau. Il prend des bains chauds, frime en slip rouge, dort beaucoup et travaille de temps en temps. Comme souvent chez Brocka, lentement la tension s’accumule et lentement aussi le piège se resserre sur les personnages. Puis soudain la seconde explose et le premier se referme d’un coup sec. Il était clair qu’il ne pouvait y avoir d’issue heureuse à une situation aussi fausse, à cette abnégation, cette fascination de Bona pour un homme qui ne la mérite pas. Puissamment ouvert avec les cris d’une foule réunie lors d’une fête religieuse, Bona se ferme sur d’autres cris, ceux de Gardo : ce rapport du collectif et de l’individuel est également typique de l’art de Brocka. De cette fin, il ne faut surtout pas tout révéler. Disons juste qu’elle est terriblement logique, du point de vue psychologique mais aussi thématique et visuel : c’est en effet un des instruments de la servitude de Bona – cette eau qu’elle n’aura cessé de porter en lourds bidons marqués à son nom – qui devient in extremis celui de sa révolte.
Bona, ressortie en salles le 25 septembre.