LES CONFINS DU MONDE de Guillaume Nicloux

– En salles : LES CONFINS DU MONDE –

Nicloux plonge Ulliel la tête la première dans la jungle mortifère de la guerre d'Indochine. Au programme de ce rendez-vous en terre inconnue sensoriel et habité : passion amoureuse et quête de vengeance. What else ?

Quand on l’interrogeait en 2015, sur l’origine de Valley of Love, ce n’était pas tant les retrouvailles Huppert-Depardieu qui semblaient avoir animé Guillaume Nicloux que son attrait pour un lieu inquiétant et surréel : la vallée de la Mort. C’est là que le cinéaste, après avoir aperçu la silhouette de son père décédé comme dans un rêve éveillé, décidait de tourner de son film. De songe, il était également question dans The End, avant-dernier film et survival en forêt aux airs de trip métaphysique. C’est à partir des résidus d’un rêve étrange, que Nicloux écrit son scénario et propose un rôle de chasseur égaré et apeuré à Depardieu. Les Confins du monde a, lui aussi, tout d’une épaisse rêverie ou plutôt d’un cauchemar suffocant et moite. Ce cauchemar, c’est celui de Robert Tassen (Gaspard Ulliel), jeune militaire français et survivant du massacre du coup de force du 9 mars 1945, lorsque l’empire du Japon attaqua les garnisons françaises d’Indochine. Mû par un féroce sentiment de vengeance, le militaire se lance à corps perdu à la recherche de l’officier Vo Binh, un lieutenant d’Hô Chi Minh, responsable, selon lui, de la mort de son frère, décapité sous ses yeux dans cette Indochine déchirée.

L'apocalypse maintenant

C’est de ce fait historique sanglant dont lui parlent sa productrice Sylvie Pialat et son directeur artistique Olivier Radot, que Nicloux a fait germer Les Confins du monde. Pour lui, cet épisode assez méconnu de la Seconde Guerre mondiale résonne avec les histoires que lui racontait Raoul Coutard, reporter photographe au moment de la guerre d’Indochine et célèbre chef opérateur avec qui il travaillera à trois reprises au mitan des années 90 : « Les souvenirs dont il m'avait fait part sont revenus à la surface. Et je vouais une sorte de fascination à La 317e Section de Pierre Schoendoerffer qu'il avait éclairé. C'est un film très important dans la mesure où c'est le premier qui montre la guerre avec un regard très attentiste. L'attente mortifère, la vie du soldat dans un monde où on ne voit pas l'ennemi et où l'intensité de vie est optimum… C'est aussi ce que je ressentais dans le témoignage de Raoul Coutard. Je me disais : mais comment, à son âge, on peut avoir été autant marqué par une aussi courte période de la vie et en revenir avec autant de beaux souvenirs ? C'est un moment paradoxal où l'on peut accompagner dans la mort ses meilleurs amis et éprouver les sentiments les plus beaux pour une femme… »

C’est d’ailleurs avec la même intensité que Robert Tassen, héros torturé et véritable personnage connu de Coutard (qui a fait « des sorties nocturnes avec lui ») plongera dans sa quête de vengeance pour finir obsédé par l’amour qu’il porte à Maï, jeune prostituée indochinoise. Inévitablement, c’est aux récits épiques de Conrad et au psychédélisme mortifère d’Apocalypse Now que l’on pense. Pourtant, c’est bien comme un cousin voisin du film culte de Schoendoerffer qu’il semble avoir été élaboré. Car comme son aîné, c’est dans son minimalisme, sa maîtrise du hors-champ et son sens de l’épure que Les Confins du monde saisit le plus. La filmographie de Nicloux n’a cessé d’être traversée par des genres très différents, du polar (Cette femme-là) à la comédie (Holiday), du docu-fiction bricolé (L’Enlèvement de Michel Houellebecq) à l’imposante production (Le Concile de pierre), mais s’il permet d’ajouter la nouvelle étiquette « film de guerre » à la liste, Les Confins du monde tisse surtout un dialogue avec Valley of Love et The End, jusqu’à former un triptyque. Deux films depuis lesquels Nicloux s’emploie à un cinéma de l’expérience, de la sensation, un cinéma à la ligne narrative minimale que l’on pourrait résumer ainsi : placer ses acteurs/personnages dans un environnement hostile et voir ce qu’il s’y passe. De cette mise en danger, les personnages égarés construiront un chemin, et leurs errances, désertiques ou humides, solitaires ou à deux, finiront par dessiner les territoires intimes de chacun.

 

Mais probablement jamais le cinéaste n’aura fait ressentir de manière si prégnante l’inconfort d’un endroit, son inhospitalité. Car ici tout suinte, transpire, glisse comme la boue, colle à la peau comme le sang, gratte comme des piqures de moustiques. Tout y est trop bruyant (les rafales de mitraillettes au loin) ou trop sourd, le son étouffé par le bourdonnement de la jungle. Pour dompter cette région inconnue, Guillaume Nicloux, et son équipe de tournage composée d’une cinquantaine de personnes à moitié françaises et vietnamiennes, a sa méthode : « Quand j'arrive, d'abord j'essaie de me fondre dans le décor, ce qui n'est pas évident. C'est une culture extrêmement forte qui vous envahit et très vite, il faut essayer de ne pas lutter, surtout dans la jungle où le climat a un rôle très important, et où l'aspect oppressant et vampirisant doit vous accompagner et permettre au film de trouver son propre rythme. Il faut se laisser envahir par le lieu, que ce soit dans la vallée de la Mort, en Mongolie ou dans une forêt. Ce sont des moments un peu extrêmes, parce qu’on doit pactiser avec la chaleur, la végétation, la population animalière de la jungle… » Une expérience à la Herzog, période Aguirre, la colère de Dieu ou Fitzcarraldo ? Pas loin : « C'est une expérience filmique autant qu'un film. Il faut que la porosité soit permanente entre ce qu'on vit comme expérience humaine et le film qu'on raconte. Quand on tourne dans la jungle, le plus important, c’est de rebondir vite parce qu'il peut arriver qu'un décor repéré deux jours plus tôt n'existe plus quand on y retourne ou qu’une personne choisie ne vienne pas. Il faut s'adapter à cette règle, c'est qu'il n'y a pas de règle. C'est excitant mais ça demande de trouver le plaisir dans la contrainte. »


Dépouilles et dépouillement
Une contrainte qui a forcément dû influer sur la forme resserrée du film qui ne garde que l’essentiel : des plans fixes et étirés capturant cliniquement des dépouilles ravagées, d’autres muets où les sons de la forêt se substituent aux mots absents. Ne garder à l’image que la peur des civils et des soldats, leurs corps meurtris par les balles ou par le manque (sexe, nourriture, confort), ne garder que l’incompréhension et l’irrationalité de la réalité. Dans Les Confins du monde, nulle séquence de guérilla filmée comme un grand spectacle. Seuls les stigmates de la guerre sont restés : des plaies béantes, des membres atrophiés, des têtes découpées… Sans basculer dans une esthétisation banale de la violence, Nicloux filme les affrontements comme un conflit organique. « La guerre est sale, quoi qu'il en soit. Il n'y a pas de guerre propre pour moi. Surtout à cette époque où c'était beaucoup plus visible et plus frontal. Elle est barbare. Les armes qu'on utilise sont quasiment des armes de corps à corps. Cette proximité avec l'horreur est plus prégnante… », juge le cinéaste.

Au centre du chaos, le regard bleu et durci de Tassen/Ulliel, fixe la caméra à plusieurs reprises, comme lors de la séquence d’ouverture. Seul assis sur un banc, les bras posés sur les genoux, le militaire français, après quelques secondes, relève son visage et plante ses yeux droits sur nous. Dans un effet de miroir, la dernière scène du film verra cette même image se rembobiner. Il y aura d’abord son regard à lui, vers nous, et puis ce mouvement inverse de la tête vers le creux de ses jambes, la mine désormais effacée par ses cheveux noirs. Comme si dans le fond, tout se trouvait dans ce visage de douleur, reflet de notre propre malaise. Marilou Duponchel (propos recueillis par Raphaël Clairefond)