Emilie DEQUENNE : « J’ai jamais rien demandé dans ce métierˮ

– Interview : EMILIE DEQUENNE –

Prix d’interprétation à Cannes dans le Rosetta des frères Dardenne à seulement 18 ans, la carrière d’Émilie Dequenne au cinéma a commencé à la vitesse d’une balle. Seule constance : ne jamais tirer de plans sur la comète. Après avoir écumé les boîtes de nuit, les cercles de poker, la comédienne belge sans filtre tire les premiers enseignements de cette existence sous les projecteurs en s’offrant quelques détours par l’OM de la grande époque, sa période « raver-punk à chien » et son modèle familial. Par Vincent Riou – Photos : Philippe Quaisse / Pasquo and Co
On a entendu dire que vous avez été un volcan. Un volcan qui s’est mis en sommeil depuis quelques temps…
Mais non, je suis toujours un volcan ! Si je fais moins la fête, c’est que j’ai moins envie, c’est tout. Cela dit, le week-end dernier, j’ai fait une fête de village en Belgique, avec ma sœur, c’était rigolo. En fait, j’ai un gros problème de constance. Quand je ne tourne pas, j’ai besoin de me reposer. Je suis cyclique à mort. Plus jeune, je me suis demandée à un moment si je n’étais pas limite dépressive tellement j’avais envie de rien faire. Maintenant, je suis oisive et très heureuse de l’être. Bon, avec trois gosses à la maison, c’est de l’oisiveté relative, hein !
Vous venez de quel milieu, vous ? Classe moyenne ?
Qu’est-ce qu’on appelle la classe moyenne ? Je n’ai pas été élevée dans le luxe, mais je n’ai jamais manqué de rien, une enfance plutôt heureuse. Mon père était menuisier, ouvrier, et ma mère bossait comme secrétaire dans la même entreprise, qui appartenait à mon grand-père. Aujourd’hui, c’est mon père qui l’a reprise avec mon oncle, et ma mère, elle, à 55 ans, elle a repris les études. En ce moment, elle est en train de devenir expert-comptable.


Rosetta


Est-ce qu’à la maison votre famille était très branchée culture ?
J’ai été élevée de manière assez libre, mais ma famille n’était pas vraiment tournée vers les arts. J’aimais beaucoup lire, mais ce ne sont pas mes parents qui m’ont donné le goût de la lecture, ma mère a toujours détesté ça et mon père n’y a jamais pensé. Je suivais les cours de danse de l’Académie, mais je ne me sentais pas à ma place. Ma mère voulait à tout prix me trouver une occupation après l’école, parce que je faisais rien, j’étais plutôt très bonne élève sans franchement avoir besoin de travailler beaucoup. Je faisais mes devoirs en trois secondes et ensuite j’étais dans ses pattes, comme elle dit. Donc pour se débarrasser de moi, on m’a inscrite avec ma cousine, qui avait un petit défaut d’articulation, à des cours de diction et de déclamation de l’Académie. On apprend des textes par cœur et on les récite, prose et poésie, avec examen final devant jury. En Belgique, il y a pas mal de mots qu’on a tendance à déformer, en France aussi d’ailleurs, tout le monde dit « EUnologue » ou « EUsophage », mais c’est une grosse connerie, Œ ça se prononce « é » si y a pas de U derrière, comme dans œuf par exemple. Donc on apprend la phonétique, les graphies de mots, on apprend à lutter contre ce qu’ils appellent les belgicismes. La première année, il n’y a que de la récitation et de la diction et franchement, ça n’a rien de marrant.
Les frères Dardenne racontent souvent qu’ils vous ont proposé de tourner dans Rosetta pour une raison : vous vouliez le rôle avec la même énergie que ce personnage voulait trouver un emploi. Qu’est-ce que cela veut dire ?
J’avais envie de faire le film. Enfin, faire un film, je n’attendais que cela. Le seul problème, c’était avec ma mère : elle avait peur que je me retrouve je ne sais pas où à faire je ne sais pas quoi. Les frères Dardenne avaient passé des annonces de casting dans la presse et c’est ma tante qui m’a appelée après l’avoir vu dans son hebdo féminin. Comme c’étaient les frères Dardenne et qu’ils avaient la réputation d’être sérieux, ma mère m’a dit : « C’est bon, tu peux y aller. » Elle avait entendu parler de La Promesse qui était allée, je crois, à la Quinzaine, donc elle m’a autorisé à envoyer ma photo et aussi une petite lettre. Et je les ai rencontrés trois fois, avant d’être retenue.
“Quand j’ai rencontré les Dardenne j’étais blonde platine, les sourcils méga épilés, des platform shoes de 15 cm, une mini-jupe moulante, maquillée comme une voiture volée.ˮ
Quand Rosetta sort, la critique aime beaucoup le film, mais le trouve quand même à la limite du documentaire. Vous avez senti que les gens avaient des doutes sur votre potentiel d’actrice ?
Il y a eu cette pseudo polémique sur le fait qu’on récompense des néophytes à Cannes, deux comédiennes à venir du cinéma social, mais ça a duré deux secondes. Bruno Dumont, lui, avait choisi ses acteurs sur le tas, dans les usines etc… et ça n’a pas empêché que Séverine Caneele fasse d’autres films derrière. Mais c’étaient quand même deux cas de figure très différents, elle et moi. Moi en chômeuse, alors que je venais d’avoir le bac, c’était vraiment un rôle de composition ! D’ailleurs, quand j’ai rencontré les frères Dardenne, j’étais blonde platine, les sourcils méga épilés, sur des platform shoes de 15 cm, une mini-jupe moulante et maquillée comme une voiture volée. C’était mon style de l’époque. Après le tournage de Rosetta je me suis même fait un piercing dans la langue. J’écoutais les Doors, Nirvana, j’avais des posters de Jim et de Kurt dans ma chambre. Mon père ne lisait pas mais il m’a bien éduqué niveau musique, Beatles, Deep Purple, Led Zep, Black Sabbath. J’écoutais aussi pas mal de musique techno parce que j’en ai passé, des nuits en boîte, à cette époque. Autour de moi, il y avait sans doute des gars qui carburaient aux drogues de synthèse, mais moi je roulais à la bière.
Un petit côté « raver-punk à chien », non ?
J’ai failli être ce genre de fille. Je me teignais les cheveux au mercurochrome, je faisais les piercings et les tatouages moi-même, avec un compas et de l’encre, heureusement que je ne piquais pas assez profond, ça ne tenait pas, ç’aurait pu être bien laid. En fait, quand j’étais punk et que je faisais la fête, j’ai un peu lâché l’idée d’être comédienne. Cette idée de faire l’actrice était quand même restée une obsession jusqu’à l’âge de 15, 16 ans. J’aurais tout fait pour arrêter l’école et me lancer dans ce métier. On allait au théâtre une ou deux fois par an avec mes parents, voir une petite troupe amateur dans laquelle jouait un cousin de ma mère. Ils jouaient du Feydeau, du Goldoni. C’était super ce qu’ils faisaient, beau, coloré, des décors sublimes, des costumes magnifiques. Donc j’ai dû voir ma première pièce à 5 ans, et ça m’a subjuguée. Ce ne sont pas les acteurs ou les actrices de cinéma qui m’ont faite rêver, ce sont ces mecs-là. En première et terminale, j’ai commencé à ne vraiment plus rien faire à l’école, ma mère m’a un peu serrée en grognant : « Écoute, t’es mignonne, mais toutes tes activités de théâtre, diction, déclamation, etc… on arrête tout et tu remets un peu la taille droite à l’école », comme on dit chez nous. Donc je me suis remise à bosser et j’ai eu le bac avec mention et tout le bordel. Je sortais beaucoup les week-ends mais j’étais super bonne élève la semaine.
Commencer sa carrière par la plus prestigieuse des récompenses, ça doit être un peu vertigineux…
Au contraire, ça rend plus tranquille, plus sereine. De toute façon, pendant tout le Festival de Cannes, je n’ai rien compris, rien vu passer. Quand je suis sortie de l’avion, on m’a attrapée, c’était Marie-Christine Damiens, l’attachée de presse qui s’occupait de Rosetta. C’est elle qui m’a prise sous son aile. Du coup, j’ai fait ce qu’on m’a dit, je suis allée là où on m’a dit, j’ai fait les photos et les interviews qu’on m’a demandé de faire. Mais la vérité, c’est que je n’ai pas compris grand chose à ce qui m’arrivait.
Et lors de la remise des prix ? Vous ne réalisiez pas non plus ?
Pareil. On ne s’attendait vraiment à rien. Comme le film avait été présenté le dernier jour, on était là, dans la salle, à attendre, mais c’est tout… Il faut dire que moi, je connaissais à peine David Cronenberg (Président du jury à Cannes en 1999, ndlr). Je savais vaguement qu’il avait réalisé La Mouche quoi, mais c’est tout. De toute façon je ne connaissais pas grand-chose au cinéma. À cette époque, j’avais dû voir quoi, un film de David Lynch. Préado, les posters dans ma chambre, c’étaient Mark-Paul Gosselaar et Tiffani Thiessen, les acteurs de la série Sauvés par le gong !
Comment est-ce qu’on fait ses choix quand on n’est pas cinéphile ?
Comme je n’ai jamais eu l’occasion d’être réellement en demande, c’est facile pour moi. Je n’ai jamais rien demandé dans ce métier, et je ne le ferai jamais. Se mettre en position de demander un rôle, je déteste. Peut-être que je suis très conne mais pour moi l’acteur doit être désiré. Et le jour où j’aurai une envie de rôle, j’écrirai mon propre truc, je le réaliserai moi-même et je me débrouillerai pour aller chercher des acteurs.
“Le poker, c’est fini. Parce que je déteste les parties à la maison ˮ
Vous avez la réputation d’être, ou en tout cas d’avoir été, un oiseau de nuit…
Jusqu’à mes 20 ans, je suis beaucoup allée en boîte. Mais j’ai une fille qui est née quand j’avais même pas 21 ans, ça calme un peu quoi. Après, oui, j’ai eu des périodes fêtardes, c’est vrai. À Paris, je sortais au Baron, à la Favela, au Barrio, dans le restaurant juste en face aussi, faubourg Saint-Antoine, où on dansait le soir. Et j’allais aux soirées du lundi au Queen, ça, j’en ai fait quelques unes. C’est sympa, soirées années 1980, disco-queen. Je suis une grosse danseuse, j’adore ça. En fait, ce sont les aléas du métier aussi qui m’ont amenée à fréquenter le monde de la nuit. Quand je jouais Mademoiselle Julie au Théâtre Marigny, on sortait du théâtre à 23 heures passées, on passait à table, c’était impensable pour moi de rentrer me coucher, donc c’est vrai que je rentrais… pour amener ma fille à l’école, quoi. C’est là d’ailleurs que j’ai commencé à jouer au poker, j’allais au cercle Wagram et je jouais toute la nuit, j’avais tendance à plutôt gagner. Mais le poker, c’est fini. D’abord, parce que je ne m’imagine pas fréquenter un autre lieu que le cercle Wagram et qu’il est fermé. Ensuite, parce que je déteste les parties à la maison. À la maison, ça ne joue pas très sérieusement.
Le cercle Wagram, c’est là que vous avez rencontré votre mari (le comédien Michel Ferracci, ndlr) ?
Exactement, c’était son cercle, il était directeur là-bas. Mais il est comédien maintenant. Il a complètement arrêté. En fait, il a quitté le cercle pour être comédien au moins trois ans avant que les ennuis ne commencent. Mon mari est corse, il a l’accent, donc les metteurs en scène lui proposent le plus souvent des rôles de gangsters. C’est le manque d’imagination des metteurs en scène. Lui, il a envie de jouer d’autres choses, évidemment, mais ce n’est pas évident.
Un Corse directeur d’un cercle de jeu, ce ne serait pas un gars du milieu par hasard, votre mari ?
Bah… C’est un homme, ça je peux le dire. Après le monde des jeux et de la nuit, il a tiré un énorme trait dessus.
Il est rangé des bagnoles, comme on dit.
Exactement. Ça a été un homme du milieu, sans doute… Après, la fermeture du cercle, c’est d’une hypocrisie démentielle. Il y avait énormément d’employés, 500 peut être, qui se sont donc retrouvés au chômage. Des cercles clandestins, y en a sans doute. Celui-là avait pignon sur rue. Comme beaucoup de cercles, il avait été donné aux Corses. Le problème, c’est que les cercles sont sous la loi 1901, considérés comme des associations, or, évidemment ça génère énormément d’argent et c’est très difficile de faire tourner un cercle de jeu en étant à but non lucratif. D’ailleurs, les dirigeants de l’époque n’ont fait que supplier qu’on les rattache à un autre régime, comme les casinos. C’est un petit peu rageant parce que c’est ce qu’ils sont en train de faire maintenant. Il y a eu des histoires de blanchiment, mais c’était l’inverse en fait : c’était une machine à faire du black, justement, à cause de cette loi on peut même presque dire qu’un cercle de jeu transformait de l’argent propre en argent sale !
En parlant d’argent sale, est-ce que vous aimez toujours le foot ?
Pour dire la vérité, j’ai complètement décroché. Petite, je regardais les matchs à la télé avec mon père. Il y avait les Coupes du Monde avec les Diables Rouges de Prudhomme, Scifo, etc. Et puis en 1993, à l’époque où Goethals, « Raymond la Science », était l’entraîneur de l’OM, j’ai suivi la Coupe d’Europe et je suis devenue supportrice de Marseille. Plus tard, je suis allé au stade Vélodrome et j’avais participé à un docu sur Canal où on me suivait dans les tribunes, on me voyait le matin lire l’Équipe, mais maintenant tout ça s’est terminé, on peut me parler de foot, je ne sais plus qui est où, qui fait quoi. Bizarrement, à partir du moment où j’ai dévoilé cette passion pour le foot, ça m’a gonflé, c’était devenu un peu la tarte à la crème, on ne faisait que me parler de foot et de l’OM, tout le temps, ça m’a saoulée. Mon mari a fait le centre de formation à Ajaccio et Bastia. Il était parti pour être footballeur, quoi ! Donc, en plus du poker, on avait la passion du foot en commun quand on s’est rencontrés. En définitive, j’ai largué ces deux passions, mais j’ai gardé l’homme !