ALBUM DE FAMILLE de Mehmet Can Mertoglu

– Le film de la semaine : ALBUM DE FAMILLE –

Remarqué (et récompensé) à la la Semaine de la Critique du Festival de Cannes 2016, Album de Famille a (enfin) débarqué sur les écrans français ce mercredi 3 mai. Près d’un an après la surprise cannoise, c’est l’occasion de se pencher sur ce film turc pas si turc à la réalisation ultra-maîtrisée. 

 
Elle s’appelle Bahar, il s’appelle Cüneyt. La quarantaine tranquille, ils vivent à Antalya, au sud de la Turquie, et veulent avoir un enfant. Mais lorsque la nature s’en mêle et les pousse à avoir recours à l’adoption, les voilà confrontés à leur impuissance, à tout un tas de formalités administratives, et au tabou de l’infertilité dans la société turque. Hors de question pour ce ménage de la classe moyenne d’assumer la provenance de l’enfant tant attendu : Bahar et Cüneyt vont donc cacher cette adoption à leurs proches en mettant en scène une grossesse fictive, appendice factice inclus. Le voilà, l’album de famille du titre : des pages plastifiées pas si innocentes, entre hypocrisie et manipulation. Une pratique absurde à première vue qui serait pourtant plus répandue qu’on ne le pense en Turquie, où la notion « d’histoire officielle » fait irruption jusque dans l’intimité de la cellule familiale, en écho à une actualité politique largement commentée à l’étranger. Parce que Recep Tayyip Erdogan renforce encore son emprise sur les médias turcs en fermant des journaux ou en emprisonnant des journalistes. Parce que le même Président islamo-conservateur va jusqu’à remettre en cause la place dans l’Histoire officielle, justement, du laïc Ataturk, encore considéré comme le père de la Turquie moderne. Une « association » que le cinéaste né en 1988 se contentait d’accepter au festival de Cannes 2016, rappelant que « des politiques manipulent les médias partout dans le monde ». Sélectionné à la Semaine de la Critique, le jeune turc repartira de la Croisette avec le Prix de la Révélation France 4, récompensant une mise en scène ultra-maitrisée plutôt qu’une quelconque prise de position. Refusant expressément l’appellation de « film militant », Mertoğlu ne verse surtout pas dans le commentaire politique et construit une fable plus amère que douce, loufoque et souvent drôle. Avec ce couple comme les autres, il pointe la petitesse et le ridicule de cette classe moyenne sans cesse tiraillée. L’on pense à cette scène où les futurs parents, loin d’être enthousiastes, ne trouvent pas le premier bébé présenté à leur goût. Lui : « Affreuse, on dirait une Syrienne ». Elle : « plutôt une Kurde ». Heureusement, ils trouveront vite un garçon plus conforme à leurs souhaits.



Tati turc ?
En refusant de rendre ses personnages tout à fait attachants, Mertoğlu cultive une distance quand il ne se moque pas encore plus expressément des (nombreux) fonctionnaires du film, eux aussi plus bêtes que méchants, léthargiques ou carrément endormis. En s’attardant sur l’absurde contenu dans la trivialité du quotidien, le film pourrait verser dans le cynisme et la misanthropie facile s’il ne préférait tourner ce petit monde en dérision, avec un humour aussi pince-sans-rire que visuel, jouant avec les cadres ou la profondeur de champ. Et l’on pense à Tati, évidemment. Ce regard dur, presque froid, le Turc l’a « confié » au chef opérateur roumain Marius Panduru, de treize ans son ainé et notamment reconnu pour son travail sur le Policier, adjectif de Cornelu Porumboiu. Longs plans-séquence, tableaux savamment composés et quasi-immobiles, l’image de Panduru est aussi austère que ses personnages, toute en variations de gris ou bleu moquette. Et le film, coproduction turco-franco-roumaine, de revendiquer sa filiation avec la nouvelle vague roumaine. Un film unique et un cinéaste de même pas trente ans à la cinéphile riche et au geste assuré à suivre avec attention. En attendant qu’il n’entre lui aussi dans « l’histoire officielle ».

Album de Famille, un film de Mehmet Can Mertoğlu, avec Şebnem Bozoklu, Murat Kılıç, Müfit Kayacan. Actuellement en salles.