LES ETENDUES IMAGINAIRES de Siew Hua Yeo

– LE FILM DE LA SEMAINE : LES ETENDUES IMAGINAIRES –

De Singapour, nous arrive un film remarquable, Léopard d’or à Locarno. Comment filmer la partie invisible de cet État insulaire ? Réponse de Yeo Siew Hua : en plongeant les codes du film noir dans la terre humide de l’île et les lumières roses d’un cyber-café.

 

Dans un chantier d’aménagement du littoral, l’inspecteur de police Lok (Peter Yu) enquête sur la disparition de Wang, un travailleur immigré chinois, et de son ami, Ajit, travailleur bangladais, « deux ouvriers dont tout le monde se fout ». Le pitch est sommaire, mais la finesse du film relève avant tout du travail de géographe attentif. Comment figurer ce territoire si hétérogène qu’est Singapour, composé par les vagues récentes d’immigrations successives, et qui ne cesse de s’étendre sur la mer ? « Singapour est un pays de migrants, explique Yeo Siew Hua, moi-même et toute ma génération, nous sommes des migrants. Mon grand-père est venu de Chine. Je suis né et j’ai grandi à Singapour mais je me considère comme un migrant. » Mais le choix politique d’une extension illimitée a produit une nouvelle génération d’ouvriers immigrés, qui restent des étrangers. Le cinéaste poursuit : « Singapour est un pays qui s’étend constamment. Partout où tu regardes, il y a des chantiers d’aménagement. Là où tu poses ton regard, tu vois de nouvelles constructions faites par des travailleurs, qui sont tous des migrants invisibles pour une partie de la société. » Humblement, Yeo Siew Hua colle à son sujet en pariant sur le film noir. La nuit humide est ici celle d’ouvriers qui ne trouvent pas le sommeil. Pour fuir la chaleur qui ne retombe jamais, Wang se réfugie dans un cyber-café climatisé 24/24, tenu par une jeune chinoise, Mindy (Luna Kwok vue dans Kaïli Blues), dans un rôle de femme fatale qu’elle ne tient pas longtemps. Il y aurait chez elle un semblant de panache mais elle est rattrapée par son monde. En témoigne une scène en aparté : sortie dans la nuit, filmée de dos, au ralenti, jetant sa cigarette au vent, comme un lointain souvenir de Shu Qi défiant le monde sur le pont de Millenium Mambo, mais revenue des illusions, fatiguée et dupe de rien. Quant à la fatalité, les ouvriers sont liés par leurs dettes financières à leur employeur au point qu’il vaut presque mieux mourir que d’être rapatrié ou même de perdre un jour de travail. Jusqu’à la disparition, comme point de départ d’une enquête à demi-éveillée.

 

 
« Cette question est trop métaphysique pour moi. »
Singapour est un cas extrême : d’un côté la richissime cité-jardin, de l’autre les communautés d’ouvriers sous-payés privés de leurs passeports, les deux faces d’une même médaille. Comment habiter un espace si composite ? Yeo Siew Hua, qui a rêvé son film comme un landscape movie, répond par la mise en scène de ces étendues terrestres : montagnes de sable blanc artificielles, déversées par des machines d’ensablement qui ne s’arrêtent jamais. Les chantiers du littoral s’accroissent à un rythme implacable mais le territoire semble se consumer à mesure qu'il s’étend. Cette question le tourmente : « Qu’est-ce qu’un territoire qui change tout le temps ? C’est étrange. Les lieux disparaissent ou sont méconnaissables. L’endroit où j’ai eu mon premier baiser n’existe plus… Je me sens comme un touriste dans mon propre pays », note-t-il curieusement.En même temps, cette identité est surréaliste : les sables importés pour étendre le territoire viennent de Malaisie, du Cambodge, du Vietnam… ce qui fait dire à Mindy que Wang l’emmenait dans tous ces pays, quand ils allaient sur des plages de l’île, « d’autres extensions pour découvrir le monde ». Pas étonnant que le rêve et la réalité soient dès lors indiscernables. Le récit de Wang avant sa disparition et celui de l’inspecteur sont finement liés, soit par le souvenir, soit par le rêve prémonitoire. Dans un même plan, les strates du récit se mêlent : l’inspecteur Lok se remémorant les rêves de son enfance regarde le chantier, où soudainement apparaît Wang dans la scène d’un accident de travail. Les voilà passés par la même image, dans le même rêve.
 
À la place de l’autre
À travers ce personnage d'inspecteur, Yeo Siew Hua, qui a passé plus de deux ans sur cette partie de la côte avec les ouvriers, se met à la place de Wang et nous avec. « Le policier Lok est, comme moi, de la classe moyenne privilégiée, mais il se demande comment était cette personne et il essaye de devenir cette personne. C’était le défi pour moi. », confie-t-il. De fait Lok, Marlowe insomniaque, prend littéralement la place de Wang : il rejoint son dortoir insalubre et se couche sur sa couchette, scrute la même fissure au plafond, et observe par la fenêtre le même néon lumineux du cyber-café. Il s’y rend sur ses traces, on devine qu’il suit Mindy avec la même attirance et qu’elle lui dira la même chose : « C’est pas gratuit la clim'. » Des choses peuvent être partagées (la nuit, les lieux, les inquiétudes) grâce à la substitution d’un personnage à l’autre.
L’énigmatique gamer qui nargue Wang au cyber-café dans Counter Strike n’est pas le mystère le plus intéressant du film, mais le jeu en lui-même ajoute au trouble. Si Wang, sur une plage d’un sable malaisien, ignore où il est, il ne le sait pas plus dans ce jeu au sein duquel il paraît demeurer après sa disparition. Yeo Siew Hua rappelle : « Quand tu meurs dans le jeu, tu restes avec ton équipe et tu deviens une sorte de caméra flottante. Mon personnage meurt et reste là comme un fantôme. » La mise en abyme est parfaite quand le bug de ce vieux jeu se met à produire des effets plastiques, rappelant des montagnes de sable en mouvement, qui signalent l’essence artificielle de tout univers.

Ce n’est ni dans le jeu, ni sur les plages, la nuit, qu’il pourrait y avoir un réconfort. Plutôt dans le lien entrevu entre Wang et Ajit, et dans la musique et la danse qui réunit les travailleurs. Yeo Siew Hua poursuit : « C’est trop cher pour eux d’aller se divertir ailleurs, donc ils organisent leur propre festival. Comme certains d’entre eux parlent mal anglais et que je ne parle pas bengali, notre seul moyen de communication, c’était la danse. C’étaient des moments très puissants. Juste le langage des corps. » Ici la danse n’est ni un motif ni un climax facile. Les musiciens et les danseurs du film sont leur propre rôle et scandent le film avec une vérité simple comme un fleuve. Dans une belle scène finale d'apparition, Lok et Mindy rejoignent les danseurs sur un morceau d'indé-electro singapourienne (le duo .gif). Le refrain répète éperdument : « Keep me company ». – Johanna Chambon