Julie Delpy : « Les médias deviennent un marché de la haine »

Les habitants de Paimpont, mus par un bel élan de solidarité, s’apprêtent à accueillir des réfugiés ukrainiens. Mais le Jour J, c’est finalement une famille syrienne qui débarque dans le paisible village breton : il n’en faudra pas plus pour mettre en lumière les travers des uns et des autres, et révéler toute la mesquinerie d’une empathie à deux vitesses. Pour son huitième film en tant que réalisatrice, Julie Delpy signe une comédie engagée mais jamais moralisatrice, distillant avec maestria le rire contre la haine ordinaire. Rencontre avec la cinéaste. Par Marine Bohin.

On assiste à une dégradation évidente de l’accueil des réfugiés en France et à une montée de la méfiance à leur égard, instrumentalisée par certains partis politiques… Comment est né votre film, dans ce contexte ?

J’ai écrit Les Barbares avant cette montée. Elle a d’ailleurs surpris les gens, mais pas moi. J’ai beau être loin (elle habite aux États-Unis, ndlr), je m’informe énormément. Avec mes coscénaristes (Matthieu Rumani, Nicolas Slomka et Léa Domenach, ndlr), on a fait un vrai travail de reporters : on a interviewé des réfugiés syriens, des organisations qui les aident, des habitants de villages qui les avaient accueillis… On a fait un gros travail de fond. Le film arrive maintenant mais cela fait des années que je cherche à le monter, et j’ai eu du mal d’ailleurs ! Pas pour des raisons politiques mais plus parce que certaines personnes, dans leur bulle parisienne, nient le problème. Même si je vis à l’étranger, je suis bizarrement plus connectée aux gens de la province que certains parisiens… Toute ma famille est en Bretagne, j’ai des cousines qui reçoivent des réfugiés, je voyage beaucoup. Ceci dit, mon film n’est pas franco-français. Cette montée de la haine, cette façon de nourrir les anxiétés des gens, c’est universel. Je pense notamment aux émeutes qui sont advenues en Angleterre récemment.


Vous épinglez dans le film le fait que l’on a bien plus de compassion pour l’immigré blanc que pour celui qui ne nous ressemble pas. Or, cette figure de l’étrangère, vous l’avez vous-même interprétée dans plusieurs de vos films. Mais vous étiez la « bonne étrangère », la Française…

Oui, j’étais même l’étrangère qui guide l’Américain, si l’on pense aux films de Richard Linklater (la trilogie des Before, ndlr) ! En opposition aux Barbares, j’étais la « civilisée ». Alors que la réalité pour beaucoup de réfugiés syriens en France, c’est que ce sont des chirurgiens qui finissent chauffeurs Uber. C’est une réalité, et j’ai voulu parler de cette réalité-là dans mon film.


Aujourd’hui, vous résidez à Los Angeles. Le fait de vivre aux États-unis vous permet d’être à la bonne distance pour observer la société française ?

En tout cas, je la vois bouger. Être loin de la France et revenir au bout de six mois fait que je note des changements, par à-coups. Je vois ce que les gens commencent à croire, la manière dont ils se replient. Les médias deviennent un marché de la haine. Alors que lorsque l’on est bienveillant, dans 90 % des cas les gens en face le seront aussi. Et je ne suis pas dans le fantasme : je connais des villages qui ont monté des barricades pour défendre les réfugiés contre la police.

Le Skylab, l’un de vos précédents films, nous plongeait au cœur d’une réunion de famille. Dans Les Barbares, tout se passe dans ce village breton : vous avez encore une fois créé et filmé une cellule…

Oui, j’adore les microcosmes ! Quand on regarde de près, on voit plus grand. Que ce soit les familles, les couples ou les villages, il y a quelque chose qui m’intéresse dans cette cellule : aller dans le proche et le fermé permet d’observer ce que l’on ne verrait pas autrement.


Vous interprétez également l’institutrice du village, qui est à l’origine de cet élan de solidarité envers les réfugiés. Pourquoi avoir choisi ce rôle ?

Peut-être en hommage à ma maman (l’actrice Marie Pillet, décédée en 2009, ndlr), qui était comme ça aussi. Elle aidait tout le monde, tout le temps. Elle s’est beaucoup investie dans les mouvements féministes – elle a notamment signé la charte des 343 (contre l’interdiction de l’IVG, ndlr) -, mais  s’est aussi battue pour les droits des homosexuels, durant les années Sida où les personnes malades n’avaient même pas le droit de louer des appartements. Elle se portait garante pour eux. C’est rare, les gens qui ont autant d’empathie. Je n’en ai pas assez par rapport à elle, d’ailleurs.


Vous avez réalisé des films dans des tonalités assez différentes. Là, la comédie ne semblait pas s’imposer, vu le sujet…

Je n’ai entendu que des choses terribles, mais j’avais décidé d’en faire une comédie, dès le début. Ça n’est évidemment pas une comédie qui se moque des réfugiés syriens, mais une comédie qui se moque de nos propres préjugés.


Comment trouve-t-on le juste milieu entre l’humour oppressif et le rire corrosif ?

On a travaillé sur le dosage de l’humour, en se demandant sans cesse jusqu’où aller. Par exemple, lorsque l’un des personnages dit des choses antisémites, il ne sait sans doute pas lui-même qu’il l’est… Et en même temps j’en connais moi-même des gens comme ça, je me base sur des conversations que j’ai eues ! Je passe mon temps à poser des questions à des gens que je ne connais pas, je suis une obsessionnelle des conversations avec des inconnus… Je suis un peu la folle du bus qui parle à tout le monde, vous savez (rires) ! Puis il faut trouver le juste milieu, se demander si ça va trop loin, mais ne pas non plus rendre le personnage tiède. Et c’est au montage que l’on trouve le dosage final.


Les Barbares est vraiment un film de personnages, interprétés par Sandrine Kiberlain, Mathieu Demy mais aussi votre propre père, Albert Delpy. Comment avez-vous créé ce « village »  de comédiens français ? 

On a énormément travaillé sur le scénario pour définir des personnages en à peine une scène, pour les humaniser en très peu d’éléments. Pour les personnages féminins notamment, c’était minutieux. Par exemple, en ce qui concerne le personnage d’épicière Sandrine Kiberlain qui boit souvent, on a travaillé sur son ébriété. On voulait qu’elle ait plus l’air larguée que bourrée…


Vous citez fréquemment des références appartenant au cinéma français des années 70, telles que Les Galettes de Pont-Aven (Joël Séria, 1975). Quel regard portez-vous sur la comédie française actuelle ? Il y a des comédies récentes que j’aime et d’autres que je trouve lourdes… Ce qui est intéressant, c’est que dans les années 70 les gens un peu snobs pensaient justement que pas mal de comédies populaires de cette époque étaient plutôt pataudes. Alors que ma famille et moi, on adorait le Splendid et Le Père Noël est une ordure… Ce que j’aime ce sont les comédies satiriques, et c’est pour ça qu’avec Les Barbares je voulais avant tout réaliser un film solaire sur un propos douloureux. Il est primordial que l’on puisse se moquer de ses propres tares

Les Barbares en salles le 18 septembre.