« Pauline Kael était une figure terrifiante »

Qui a peur de Pauline Kael ? (en salles le 16 novembre) dresse le portrait de cette critique américaine des années 60-70 aussi redoutée qu’admirée. Connue pour ses diatribes acérées et mordantes dans le New Yorker, elle a démonté Kubrick mais soutenu Spielberg. Ses écrits ont inspiré Tarantino, quand d’autres cinéastes comme Wes Anderson la contactaient pour lui soumettre leurs films. La jeune critique Susannah Gruder fait le bilan sur son legs imposant.   

Connaissiez-vous la figure de Pauline Kael avant de voir le documentaire ?
Bien sûr, elle avait une sacrée personnalité ! Au New Yorker, Pauline Kael était une figure terrifiante. Selon moi sa réputation était plus grande que son travail, alors que ses écrits sont brillants et beaux, ils pourraient suffire en soi. 

Existe-t-il des personnes aussi incisives qu’elle, dans le milieu de la critique aujourd’hui ?
Je ne pense pas que ce soit vraiment possible pour quiconque d’être comme Pauline Kael aujourd’hui. Elle incarnait LA critique de film à l’époque. Elle écrivait pour l’un des journaux les plus populaires, il n’y avait pas tant de critiques susceptibles de lui faire concurrence. Sa voix s’est aussi fait entendre parce que le « bassin » n’était pas très grand, il y avait peu de femmes qui écrivaient… Aujourd’hui il y a tant de gens qui écrivent ! Beaucoup sont influencés par elle, ou influencés par les gens qu’elle a influencés. Les critiques du New Yorker, Anthony Lane et Richard Brody, sont toujours incroyablement populaires, et d’une certaine façon je pense que Brody a une réputation similaire à celle de Kael… Il va souvent adopter un point de vue minoritaire sur les films. Mais je ne pense pas qu’il le fasse à dessein, il n’essaie pas d’être anticonformiste, ce qui à l’inverse caractérisait Pauline Kael. Moi ce qui m’intéresse plus particulièrement dans ce qu’elle a initié, c’est la façon dont elle a travaillé avec de jeunes critiques. Elle voulait que les gens écrivent ! En revanche, elle le faisait de façon très dominatrice, presque oppressive. Par exemple avec sa team des « Paulettes » : si tu n’avais pas la même opinion qu’elle sur un film, elle ne voulait pas que tu écrives dessus.

Quels sont les médias actuels qui ont ce désir de transmettre un savoir-faire de l’écriture critique ?
Il y a Reverse Shot, pour qui j’écris de temps en temps. Michael Koresky et Jeff Reichert, les rédacteurs en chef, cherchent et forment des jeunes rédacteurs, les soutiennent et les publient. Michael dirige un programme au New York Film Festival (NYFF), qui s’appelle la Critics Academy. Ils travaillent avec les jeunes critiques, les aident dans l’écriture et leur apprennent en quelque sorte l’industrie de la critique de film, pour qu’ils puissent être publiés. Je pense que cette transmission est essentielle, sinon tu as toujours les mêmes voix, encore et toujours. C’est quelque chose que Pauline Kael a probablement lancé, et qui continue aujourd’hui.

Pauline Kael (à gauche), dans un talk-show avec l’acteur Tony Randall.

Diriez-vous que les critiques sont autant lues que dans le passé ?
Je pense qu’elles sont consultées, peut-être même plus aujourd’hui parce que beaucoup sont en ligne, et les gens peuvent les lire n’importe où. Mais beaucoup ne lisent que les gros titres, ou des avis similaires aux leurs, ou bien ils regardent les notes sur Rotten Tomatoes… Je ne pense pas que les critiques soient lues avec autant d’enthousiasme que dans les années 70-80. Il faut savoir que les gens achetaient parfois le New Yorker exclusivement pour ce que Pauline Kael écrivait ! Ils attendaient de lire ses critiques chaque semaine…

On voit aussi dans le documentaire qu’elle recevait des lettres, des menaces de mort… Peut-on peut imaginer ça aujourd’hui ?
Elle devait écrire de sacrés trucs pour que les gens s’énervent autant… Aujourd’hui, les gens réagissent davantage sur Twitter, ils s’en prennent aux autres sur les réseaux sociaux.

C’est quelque chose qui vous effraie ou vous bride parfois ?
Quand je dois écrire une critique négative, évidemment j’y pense… Est-ce que les gens vont me détester ? Mais cela ne m’empêche pas d’exprimer ce en quoi je crois. Ce qui est difficile, c’est de dire du mal d’un film d’un cinéaste en devenir, qui a du potentiel. Je suis probablement un peu plus généreuse que Pauline Kael l’était, j’essaie toujours de souligner ce qui fonctionne. La critique est quelque chose de beaucoup plus complexe qu’un pouce levé ou un pouce vers le bas… Et je crois que Kael le savait.

Pauline Kael est arrivée dans l’écriture critique par la mauvaise opinion qu’elle avait de certains films, est-ce pareil pour vous ?
Non, c’est l’opposé pour moi (rires). Ce que j’aime quand je regarde un film, c’est y voir des situations qui font écho à ma propre vie, et pouvoir me raconter à travers l’écriture. J’ai été remarquée grâce à mes newsletters sur le cinéma, qui combinaient point de vue critique et ressentis personnels. C’est comme ça qu’une rédaction a publié mon premier texte, sur Les Chaussons rouges de Powell et Pressburger. À partir de là, j’ai commencé à écrire pour un plus large public, tout en conservant ma propre vision. Je travaille en freelance et collabore régulièrement à plusieurs rédactions : IndieWireReverse ShotHyperallergic

Avez-vous des convictions ou un engagement particulier dans l’écriture critique ?
Toujours rester curieuse. Je me souviens, le rédacteur en chef d’IndieWire m’avait dit pour mon premier texte : « C’est génial mais je n’ai aucune idée de ce que tu penses du film. Tu l’as aimé ou non ? » Je pense qu’aujourd’hui les gens veulent lire des choses moins binaires et plus analytiques. Mais l’un n’empêche pas l’autre. Certains font des critiques négatives brillantes : Angelica Bastien, David Ehrlich, ou encore Nick Pinkerton. De la même façon que celles de Pauline Kael étaient très drôles, les leurs sont aussi très amusantes à lire.

Qui sont vos modèles ?
Renata Adler, par exemple, qui détestait Pauline Kael, mais je ne le savais pas avant de voir le film de Rob Garver (rires)… J’aime son écriture, tout comme j’aime celle de Joan Didion ou de Maggie Nelson… Simone de Beauvoir aussi, pour ses mémoires surtout, la manière dont elle est influencée par la culture et la politique. Du côté de la critique de film, il y a aussi eu Molly Haskell dans les années 70. Elle écrivait beaucoup sur la perception des femmes dans les films dirigés par des hommes, et dans les rares cas où une femme est derrière la caméra. La façon dont elle osait dire qu’elle avait des sentiments ambivalents sur ces films m’a vraiment influencée. 

Avez-vous lu des choses récemment qui vous ont interpellée ?
Il y a un article de Wesley Morris qui vient juste de paraître dans le New York Times, à propos de la trash culture, intitulé « American Culture Is Trash Culture ». C’est une réponse directe à ce que Pauline Kael disait sur les « bons déchets », dans son essai « Trash, Art and the Movies ». C’est drôle parce que ce qu’elle considérait comme trash à l’époque, le film Shanghaï Express de Josef von Sternberg par exemple, c’est de l’art pour nous désormais. Je me demande ce qu’elle aurait pensé des films Marvel ou de la télé-réalité…