THE CARD COUNTER de Paul Schrader

Dans le sillage de First Reformed, Paul Schrader greffe dans The Card Counter l’esthétique monacale de Robert Bresson sur le paysage mental torturé d’une Amérique qui camoufle sa violence sous une soutane immaculée. Et signe à nouveau un grand film d’amour spectral à la rage rentrée, avec un Oscar Isaac magnétique en fantôme du casino.

À force de le voir jouer les utilités dans des space-opéras, on avait presque oublié quel immense acteur Oscar Isaac pouvait être. Un micromouvement d’inclinaison de ses longues paupières peut brutalement changer l’atmosphère d’une pièce, comme des persiennes. Il est ici un ex-militaire devenu gambler (sous le faux nom de William Tell – en référence à Guillaume Tell). Sa spécialité ? Compter les cartes dans sa tête. Une technique lucrative exécrée des croupiers : Tell n’en use donc qu’avec parcimonie, sillonnant les casinos américains en restant sous les radars, égrenant les as et les têtes couronnées comme un condamné compterait les heures le séparant du trépas – le souffle rauque de la B.O. (signée Robert Levon Been et Giancarlo Vulcanoa) distille d’ailleurs des relents d’outre-tombe.

Purgatorio

C’est en prison que notre dead man a développé sa méthode mathématique de Blackjack, pour mettre en veilleuse sa claustrophobie et surtout, ses démons : le bougre, on le découvre par l’intermédiaire de flashbacks cauchemardesques et tournoyants shootés en fish eye, a été tortionnaire malgré lui à Abou Ghraib, avant de casquer pour son supérieur, le sadique Major John Gordo (Willem Dafoe). Voilà donc ce qui bouillonnait sous les longues paupières de Tell : des traumas à l’odeur de pisse, de sang et de honte. De bourreau, Bill a en partie viré martyr « schradien » : un pro de l’auto-flagellation. À le voir coucher ses pensées torturées dans de monacales chambres de motel, un verre de whisky à la main, on pense forcément au prêtre de First Reformed. Le damné du casino abrite lui aussi un incendie qu’il éteint chaque jour en abattant patiemment ses suites royales, avant de disparaître dans les parkings détrempés de métropoles tristement anonymes. Tout grisonne dans sa vie, du mobilier hôtelier qu’il recouvre mystérieusement de draps immaculés, façon installation de Christo ou suaire christique, jusqu’à sa coiffure poivre et sel, méthodiquement plaquée en arrière. « Y a-t-il une fin au châtiment ? », gratte Bill, seul au milieu de ces linceuls.

Deux anges vont soudain faire vriller l’axe de son purgatoire de control freak. La Linda (Tiffany Haddish, révélation du film), ex-joueuse de poker caustique qui lui propose de se faire endosser par un sponsor, et Cirk (Tye Sheridan), un jeune écorché vif décidé à se venger du Major Gordo. Pour détourner Cirk de sa vendetta, le crack du Blackjack décide de l’emmener sur la route avec lui et d’accepter le deal de La Linda pour éponger les dettes du garçon. Le road movie aux travellings flottants et glacés se mue en buddy movie paternel et romantique, avec en sourdine, une tension de thriller. La chaleur des sentiments naissant entre ces trois beaux personnages insulaires imprègne les sinistres corridors kubrickiens des casinos d’une lueur balbutiante, inespérée. Comme dans American Gigolo et surtout First Reformed, le scénariste de Taxi Driver reformule inlassablement ses deux Bresson fétiches (Journal d’un curé de campagne et Pickpocket), jusqu’au simple mais déchirant plan final : pour aller jusqu’à La Linda, il aura fallu à notre Guillaume Tell 2021 prendre de drôles de chemins. Ceux, tragiques mais portés par la grâce, d’une modeste rédemption.