Une étrange affaire de Pierre Granier-Deferre
Un jeune publicitaire se voit confier de plus en plus de responsabilités par son nouveau directeur, un grand carnassier incarné par Michel Piccoli, qui ne tarde pas à s’immiscer dans la vie de son employé à mesure que le malaise grandit. Une fable sur le capitalisme et la soumission, encore plus efficace à l’heure de la startup nation et du management « horizontal ». Par Lucas Aubry.
D’un côté, Gérard Lanvin, le sous-chef du service de publicité d’un grand magasin, jeune cadre dynamique coulant des jours tranquilles et des semaines sans projet en attendant la retraite. Couvé par sa mère et sa grand-mère, heureux au poker, heureux dans le couple qu’il forme avec Nathalie Baye. Les petits boulots connaissent l’acteur en blouson crème et jean délavé : il a quitté l’école à l’âge de 17 ans pour devenir tour à tour forain, vendeur de surplus américains aux puces de Saint-Ouen, puis homme à tout faire et comédien au sein du Café de la Gare de Coluche et Martin Lamotte. En 1981, Lanvin est sans conteste la nouvelle gueule du cinéma français. Cette année-là, il tourne chez Georges Lautner, chez Alain Corneau (dans Le choix des armes, également ressorti par Studiocanal) et donc, chez Pierre Granier-Deferre. De l’autre, le vieux routier Michel Piccoli – une centaine de films au compteur – fraîchement débarqué à la tête des magasins, avec dans ses valises un comptable taiseux et un assistant dévoué jusqu’à dormir sur son palier. L’homme est précédé d’une réputation de cost-killer, quelques années auparavant, il n’a pas hésité à pousser un homme au suicide. Et si certains de ses nouveaux employés ne voient pas le plan social annoncé d’un si mauvais œil, le jeune loup Gérard Lanvin ne compte pas se laisser faire. Las. Le combat n’aura pas lieu.
Dès la première rencontre, « Bertrand Malair » se montre tout à fait affable, il écoute de bonne grâce les revendications de son nouveau protégé, et n’attend pas avant de lui confier un nouveau poste, avec de hautes responsabilités. Il faut bien reconnaître un pouvoir de séduction proche du maléfique à ce directeur, de plus en plus présent dans la vie de son employé, jusqu’à devenir un ami, jusqu’à coucher dans son lit. Jusqu’à ce que se pose la question entre l’amour et la carrière.Et c’est effectivement une bien étrange affaire que celle de ce grand prédateur qui joue avec ses proies, toujours à la limite de les abandonner et de partir de nouveau en chasse. Piccoli est si formidable en gourou capitaliste que le cruel Yves Boisset lui choisira à nouveau le nom de « Mallaire » pour incarner un présentateur télé machiavélique dans Le Prix du danger en 1983, où l’acteur maltraite… un jeune Gérard Lanvin.
« Ce qui m’a poussé à faire ce film, c’est le souvenir des rapports que j’ai pu avoir avec les metteurs en scène dont j’étais l’assistant » affirme à l’époque Pierre Granier Deferre. Et si le film prend si bien et demeure si actuel, c’est qu’on se dit que ce rapport ambigu de fascination, d’envie de bien faire pour plaire à des patrons qui nous révulsent pourtant, peut être connu par n’importe quel « N-1 », dans n’importe quel corps de métier. Peut-être plus encore à l’heure de la startup nation et du management prétendument horizontal. Souvent fin dans sa peinture des rapports entre les êtres, il faut croire que le cinéma de Granier Deferre prend de la valeur avec les années, malgré un certain désamour de la critique en son temps. Qu’importe, l’homme est rarement du côté de ceux qui ont le pouvoir, de ceux qui réussissent. Exception faite pour cette Étrange affaire, à qui tout semble réussir. Adoubé par le romancier Jean Marc Roberts, qui juge « que le film est meilleur que son livre », pourtant prix Renaudot en 1979. Césars du meilleur acteur et de la meilleure actrice dans un second rôle pour Michel Piccoli et Nathalie Baye. Et en guise de bouquet final, le Prix Louis-Delluc du meilleur film français de l’année décerné par un jury entièrement composé de critiques, qui n’ont pu que s’incliner pour cette-fois ci.
Une étrange affaire, ressortie en blu-ray accompagnés de bonus créés et sélectionnés par Jérôme Wybon dans la collection Nos Années 80, par STUDIOCANAL.