Leonardo Van Dijl : « Le silence peut être quelque chose de très violent »
Au Festival de Cannes, Leonardo Van Dijl attirait les regards avec un sweat vert du club de tennis où se déroule son premier long-métrage, Julie se tait. Fidèle à un univers sportif qu’il a déjà exploré dans trois courts-métrages, le cinéaste flamand livre ici un film d’une maîtrise implacable. Incarnée par Tessa Van Den Broeck, Julie, jeune joueuse de tennis, reste murée dans le silence suite à la mise à pied de son entraîneur. À la veille de la sortie du film en salles ce mercredi, rencontre avec le réalisateur, qui a troqué son sweat pour un costume-cravate. Propos recueillis par Léo Ortuno
Parmi les films post-MeToo, il y a ceux qui parlent du moment même de l’agression, puis ceux qui se concentrent sur la prise de conscience et la libération de la parole. Julie se tait se situe entre les deux, ce qu’on n’a jamais vraiment vu encore.
Je ne dirais pas que l’intention était de montrer quelque chose qui n’avait jamais été vu, mais plutôt de partir de mon propre désir de le voir représenté. Le silence peut être quelque chose de très violent. En même temps, parler peut aussi être extrêmement dangereux. Alors que fait quelqu’un face à ce dilemme ? Quelle est la bonne décision à prendre ?
Ensuite, je ne pense pas qu’on puisse situer le film dans un contexte post-MeToo. Cela revient à considérer Julie comme une adulte, alors qu’elle est encore mineure. J’ai écouté le témoignage d’Adèle Haenel à la radio et on retrouve aussi cet aspect. C’est comme si on vous volait le droit d’être enfant, une part de votre innocence. Nous avons besoin de nouvelles expressions désormais, plus appropriées et plus inclusives.
Pourquoi avoir choisi d’ancrer cette histoire dans le monde du tennis ?
D’abord, je voulais que cette histoire se déroule dans le monde réel, pour que les gens puissent
s’identifier. Le sport ou même la musique, c’est ce que les enfants font quand ils sortent de l’école. Ça permet aussi d’inscrire le film dans une communauté. Je peux parler non seulement de ce que Julie a subi avec son agresseur, mais aussi de la façon dont c’est accueilli par les gens qui l’entourent. On voit clairement que cette communauté n’est pas prête pour gérer ce type d’événement. Il y a beaucoup de chaos, car il n’existe pas de protocole. C’est une manière d’adresser un niveau plus politique en montrant qu’on en a besoin. Et en même temps, je ne suis pas politicien mais cinéaste. Le monde du sport offre un cadre exceptionnel pour raconter des histoires. Ça m’a donné beaucoup d’opportunités pour jouer avec le son et créer un film visuellement intéressant.
Filmer le silence, c’est tout un programme de cinéma. Comment est-ce que tu as abordé cette question ?
Oui, et en même temps, presque tous les films parlent du silence. De nombreuses comédies reposent là-dessus. Pour citer un exemple français, je pense à Dix pour cent. Au début, il y a une situation où un personnage cache quelque chose à un autre. Ça crée un malentendu, et tout l’épisode vise à réparer cette situation. Je n’avais donc pas vraiment peur des enjeux dramatiques autour du silence. Au niveau de la mise en scène, nous avons tourné en pellicule et cela a amené une approche différente. Nous étions vigilants sur le nombre de prises de vues, 3 ou 4 seulement par scène, mais je voulais qu’on ait toujours du temps pendant les prises. Ça a permis de capturer des moments un peu suspendus, de laisser Tessa penser. Je pense que c’est ça, filmer le silence : montrer un personnage qui se parle intérieurement.
Une relation saine fonctionne toujours sous la forme d’un trio.
Qu’est-ce que l’actrice Tessa Van Den Broeck a apporté au film que tu n’avais pas prévu ?
Elle a permis de rendre le film encore plus silencieux que ce que je pensais. Il y avait beaucoup de dialogues dans le scénario, mais pendant les répétitions ou même au montage, j’ai senti qu’il n’y avait plus besoin d’autant. Elle avait le truc. Parfois, il y a des scènes où tout est déjà dit grâce à son regard, c’est une actrice formidable. C’est un film qui a été fait en gardant une certaine distance avec la caméra. Beaucoup de gens me disent que c’est une bonne idée de n’avoir utilisé que des gros plans. En fait, il n’y en a qu’un ! On est plus éloigné, mais on ne voit qu’elle. L’assistante caméra m’a dit : « Elle crève l’écran ! »

© Nicolas Karakatsanis / Jour2fête
Il y a un moment de pur silence rompu seulement par le son d’une balle de tennis.
C’est la chose fantastique avec le sport, tout est déjà là, et en montage, on peut jouer avec ça. Je pense que nous avons passé la même quantité de temps sur le design sonore que sur le montage. On peut jouer avec plein d’aspects différents. Par exemple, sur une scène, je voulais des sons d’oiseaux. Je ne voulais pas qu’ils chantonnent mais qu’ils se battent. On allait dans une banque sonore et j’écoutais les sons d’oiseaux qui m’énervaient le plus. C’est une façon de créer des contrastes. J’ai pensé le film comme les peintures de Lucio Fontana (ndlr connu pour ses monochromes qu’il trouait au couteau). Il y a l’image et moi, avec le son, je fais le couteau !
Comment as-tu vécu la sortie de Challengers, de Luca Guadagnino, autre film de tennis ?
J’ai vu le film seulement après le Festival de Cannes, une fois que Julie se tait était présenté. Je suis un grand fan de Luca Guadagnino et quand j’ai su qu’il faisait Challengers, j’ai d’abord été dégoûté. C’est comme si ton héros rentrait sur le court en même temps que toi. Je voulais donc m’en préserver au maximum tout en sachant que ça allait être génial. J’avais des producteurs qui étaient aussi un peu effrayés, qui m’ont même proposé de changer de sport ! On avait déjà trouvé les joueurs de tennis, on n’allait pas leur apprendre à jouer au foot, ça n’avait aucun sens. Puis je me suis dit que c’était une bonne chose, d’une certaine façon, Zendaya ouvrait la porte pour Julie, lui donnait plus d’attention. On pouvait être l’autre film sur le tennis.
Quand je l’ai finalement vu, je l’ai adoré. Il a ce qu’ont les bons films de sport : être centré sur la psychologie et la dynamique des personnages plutôt que sur une victoire ou le résultat d’un match. Si je veux voir une belle compétition, je vais à Roland-Garros !
Julie se tait est un film de tennis qui s’ouvre sur une scène où elle joue sans balle, pour mieux nous montrer des moments de véritable jeu par la suite.
Normalement, dans la scène, elle devait entrer dans le gymnase, allumer les lumières, poser son sac et commencer à s’échauffer. On a fait ça, et je me suis dit que c’était horriblement ennuyeux. C’est là que l’idée du air tennis est venue, comme si elle imaginait qu’elle était à Roland-Garros. Il y a ce côté enfantin où l’on se prend pour une star alors qu’il n’y a personne autour. Quand le film est sorti, on m’a demandé des explications sur cet hommage à Blow Up d’Antonioni (ndlr il comporte une célèbre scène de tennis sans balle). Une grande idée d’un autre cinéaste italien !
Ensuite, dans le film, j’avais envie de construire un climax de ses entraînements. C’était une idée à laquelle je tenais, montrer que Julie devient une meilleure joueuse au fur et à mesure de l’histoire. Son coach toxique est remplacé par un bon coach et devinez ce qui se passe ? Elle devient meilleure.
Entre un entraîneur et une joueuse, et un cinéaste et une actrice, on peut retrouver des dynamiques de pouvoir similaires. Comment as-tu envisagé cette relation ?
Une des règles était de ne jamais être seule avec Tessa. Une relation saine fonctionne toujours sous la forme d’un trio. Elle était aussi très entourée, car nous avons aussi fait jouer dans le film beaucoup de ses amis. Julie se tait a été fait dans leur club de tennis. C’était comme un espace public, un lieu qu’ils connaissaient. Ça permettait aussi de créer des interactions avec les coachs ou même les gens qui passaient par là. L’idée, c’était d’avoir une communication ouverte et surtout de partager la responsabilité. J’encourageais les autres personnes sur le tournage à aussi être dans un dialogue permanent avec les jeunes comédiens, je n’étais pas seul. Je pourrais parler de ces enjeux-là pendant des heures, je me suis énormément renseigné. Il est possible de faire des films dramatiques en s’amusant et en prenant beaucoup de plaisir !
Julie se tait, en salles le 29 janvier.