COUP DE VIEUX À NOTTING HILL

Quintessence de la comédie romantique 90’s, Coup de foudre à Notting Hill sortait au Royaume-Uni le 21 mai 1999. Romance improbable entre un libraire indépendant et une star de cinéma, le film doit d’être devenu si culte autant à l’alchimie entre Julia Roberts et Hugh Grant qu’au quartier où il fut tourné. Idéalisé au cinéma, Notting Hill a connu un processus de gentrification évident et attire désormais des cohortes de touristes aux selfies faciles dans un Ouest londonien où « les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ».  De quoi faire passer le goût du romantisme ?

Par Thomas Andrei (à Londres). Photos : Theo Mc Innes (pour So Film)

Un ample sourire hollywoodien collé aux dents pendant que retentit une chanson signée Elvis Costello. Julia Roberts incarne le rêve supposé d’une génération d’hommes hétérosexuels dont l’incarnation au cinéma, Hugh Grant, apparaît en fondu. Son personnage, Will Thacker, porte une chemise bleu ciel aux manches retroussées. Sa main droite agrippe un paquet de pain de mie, l’autre est nonchalamment glissée dans la poche de son pantalon noir. Avec l’accent bourgeois du Sud-Est de l’Angleterre, Grant se lance dans une esquisse de Notting Hill, « ce petit village au milieu de la ville ». Il évoque les fruits et légumes du marché de Portobello Road, dont les origines remontent au XIXe siècle ; un tatoueur plus récent, d’où s’échappe un homme ivre avec « I Love Ken » sur le biceps ; des antiquaires recelant de véritables trésors ou des vitraux Beavis & Butt-Head. Cet ancrage introductif a été rédigé par le roi de la rom-com britannique Richard Curtis (Quatre mariages et un enterrement, Love Actually). Il permet de planter le décor d’un certain Notting Hill dans le crâne de millions de spectateurs. À l’époque du tournage, Curtis est déjà un homme riche, qui vit derrière la porte bleue, comme son personnage principal. « Ce n’était pas mon idée, se dédouane-t-il, deux décennies plus tard. Avant le tournage, notre directeur artistique, Stewart Craig, s’est baladé dans Notting Hill pour trouver l’endroit où le personnage de Hugh devrait vivre. » Après avoir arpenté les rues colorées du quartier, l’homme qui a aussi déniché les décors de la saga Harry Potter, trois fois oscarisé pour son travail sur GandhiLes Liaisons dangereuses et Le Patient anglais, revient vers Curtis. Il lui tend la photo d’une porte bleue massive encadrée de pilastres. « Très drôle, répond-il. C’est là que j’habite. Plus sérieusement, qu’avez-vous d’autre ? » Stewart Craig, qui n’a jamais eu le plaisir d’être invité chez le scénariste, insiste. Aujourd’hui, sans savoir que la porte originale a été vendue aux enchères pour une œuvre de charité, les touristes continuent d’arroser le bois épuisé par les flashs de leurs iPhones capturant quotidiennement des sourires automatiques. Cette porte et ses piliers font partie du pouvoir de séduction inhérent à l’architecture de Notting Hill, qui suggère une existence aussi douce que la caresse d’une brise printanière et une certaine vie de quartier qui n’a pas entièrement disparu. Ici, la fleuriste allume une clope au gérant d’un magasin. Là, un vieil activiste caribéen est salué par une artiste muette au crâne rasé. En quelques heures, il est possible de croiser les mêmes personnages aux angles de plusieurs rues. Comme sur un grand plateau de tournage en rotation permanente autour de son axe.

La reine, des larmes et Instagram 

Dans le film, Will Thacker a du mal à joindre les deux bouts. Il tient The Travel Bookshop, une librairie spécialisée dans les livres de voyage qui n’a jamais existé sous la forme présente à l’écran. Le 72-74, Notting Hill Gate hébergeait bien un Travel Bookshop supplanté depuis 2011 par le Notting Hill Book Exchange. L’an passé, la direction, irritée par les hordes de fans confus, placardait sur sa vitrine. « Ce n’est pas le magasin de ce film pourri, Notting Hill. Ne nous demandez pas ! Et nous ne savons pas où il est non plus ! » La réponse n’est de toute manière pas évidente. Pour retrouver le plan extérieur de la façade du magasin, avec la sortie d’école sur la gauche, il faut se rendre au 142, Portobello Road. La mention The Travel Book Shop surmonte désormais une boutique de souvenirs, tenue par un jeune Afghan bien coiffé, avec une fine barbe noire et une chemise bordeaux mal repassée. « Je n’avais jamais entendu parler de Coup de foudre à Notting Hill,avoue Mahboob,22 ans,en changeant la musique sur son téléphone. Quand mon oncle a acheté le magasin, il a compris que c’était connu. J’ai regardé le film pour comprendre, c’est sympa. » Interrompu par un couple de touristes désireux d’acquérir « au plus vite » une carte postale et des timbres pour l’Amérique, le gérant s’exécute, fait sonner la caisse et cale la carte en froissant un sac en papier. Il y a six ans, il quittait Kaboul pour des études d’anglais à l’université de Westminster avant d’enchaîner sur les maths. « Les touristes posent toujours les mêmes questions, reprend-il, couvert par le vrombissement d’une vieille moto. J’explique qu’il y a treize ans, c’était encore une librairie, avant que ça fasse faillite. Après, ça a été un magasin de chaussures, qui a aussi fait faillite. On l’a depuis sept ans et ça marche très bien. » Dans ce magasin de souvenirs au sens le plus strict du terme, on peut acheter des mugs à l’effigie de la famille royale, des figurines à 5.99 livres qui bougent à l’énergie solaire d’Elizabeth II ou de son corgi, de Mr Bean ou même de Donald Trump. Spécificité locale, on peut également s’offrir des magnets de plusieurs plans du couple Roberts/Grant pour 3.99 livres ou un long débardeur frappé du célèbre poster. On trouve de tout, sauf des livres.

Pour visiter la librairie du film, c’est au 13, Blenheim Crescent, qu’il faut se rendre. Lettres grises sur fond bleu, le Notting Hill Bookshop pourrait être pris pour un cabinet d’audit par un analphabète. Dès la porte d’entrée poussée, on reconnaît le comptoir en bois et la salle du fond, qui ont inspiré le décor reconstruit en studio. Régulièrement, le compte Instagram de la librairie poste des messages de félicitations. Les dialogues de Curtis ont transformé le petit local en haut lieu de la demande en mariage. Patron d’une start-up qui développe des apps de jeux, Mikal Palaček, 29 ans, fait partie des hommes qui ont posé un genou sur le parquet de la librairie. « Ce qui rend le film magique, c’est le quartier, explique-t-il, depuis sa lune de miel sur l’île grecque de Santorin. C’est très beau, coloré, romantique. C’est là qu’on s’est baladés notre premier jour ensemble. » Héros d’une rom-com réelle à la sauce tchèque, Mikal et Simona se sont rencontrés quelques heures plus tôt à l’aéroport de Brno. Lui, voyage pour affaires. Elle, vient de se faire larguer par un petit copain qui n’a que faire de ce séjour à Londres planifié de longue date. Le vol a du retard, Mikal engage la conversation, le courant passe et il prend, sur ce vol de la compagnie low-cost Wizzair, le siège laissé vacant par un ex oublié par l’histoire. Deux ans plus tard, le couple retourne en Angleterre. En amont, Mikal envoie un mail à la librairie. Sur Instagram, il a remarqué qu’un cœur peut être customisé à la craie. Il fait noter : « Veux-tu m’épouser ? », en tchèque. Dans le magasin, Simona n’est certaine de ce qui est en train de se dérouler que lorsque Mikal plie ses rotules. Elle dit oui et se met à pleurer. Mikal pleure aussi, tout comme les trois touristes japonais qui viennent de faire irruption. Un an après, la gérante, Olga Lewkowska, paraît un peu gênée : « Parfois, je verse quelques larmes, avoue-t-elle. Je n’aime pas les comédies romantiques. Je n’ai jamais aimé ce film, je trouve ça niais. Ce n’est pas mon truc. Mais ces gens sont toujours adorables. »

Coup de foudre à Notting Hill

Employée depuis 2012, la Polonaise enchaîne les anecdotes avec un sourire las, qui tourne à la grimace en évoquant les fois où ses clients ont réclamé du Ed Sheeran pour « ce moment si spécial ». Elle cite d’abord deux Coréens, ensemble depuis leur rencontre dans la file d’attente à l’entrée du magasin, puis une Argentine entre deux âges, qui fondit en larmes dès la porte d’entrée poussée. « Elle était hystérique. C’était le premier film qu’elle avait vu avec son mec, lors de leur premier rencard. » La gérante se souvient d’un livre de photos, planqué par un futur conjoint sur une étagère, que sa dulcinée devait découvrir par hasard. Ou, plus intense, des missives cachées dans la section voyage. « Cette fille espionnait son ex-petit copain et nous écrivait de lui envoyer ces lettres, parce qu’ils s’étaient rencontrés ici. On ne l’a jamais fait. Ça n’avait aucun sens. Elle le suppliait de la reprendre. Elle se demandait pourquoi il ne répondait pas… » À ce moment, un client en blazer clair et crâne rasé lance : « C’est une question bête, mais vous avez du Machiavel ? » Olga semble ravie de le diriger vers une étagère qui n’accueille pas que Le Prince. La librairie est peut-être la seule de Londres à ne pas être menacée par Amazon et la hausse des loyers. Sans trop réfléchir, Olga évoque trois de ses camarades ayant récemment fermé boutique dans les parages. Reconnaissante, elle préfère travailler ici, où tout le monde est de bonne humeur. Parfois, un peu trop. « On avait un ventilateur dans l’allée, souffle-t-elle. On l’a déplacé parce que des femmes venaient avec de la musique sur leurs portables et tournaient leurs propres petits clips ici, avec leurs cheveux agités par l’air. Je devais les virer. C’est une librairie, désolée. » Comme les spectateurs du film, les adeptes d’Instagram sont séduits par les maisons victoriennes aux couleurs pastel du quartier, devenues l’objet d’une véritable ruée au like très peu du goût des habitants. Une influenceuse, repérée par le London Evening Standard, est allée jusqu’à planter une tente sur le trottoir, pour pouvoir se changer lors d’un des nombreux shootings photos orchestrés devant les façades de la zone.

Émeutes, carnaval et jardins privés

Mais avant le film, il y a eu l’histoire. Après la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni, doit se reconstruire et encourage l’immigration en provenance de ses colonies. En 1948, le British Nationality Act accorde la nationalité britannique à ceux qui n’étaient que des « sujets» de l’Empire. Cette main-d’œuvre bon marché débarque par paquebots entiers et emménage dans des quartiers pauvres comme celui de Notting Hill. Dans Coup de foudre à Notting Hill, la communauté caribéenne est réduite à l’état de figurante, comme si le 7e art entamait déjà une première gentrification. Débarqué de sa Grenade natale en 1959, Alex Pascall donne rendez-vous à Powis Square, quatre minutes à l’est du Notting Hill Bookshop. C’est ici, après les émeutes raciales de l’été 58, que Claudia Jones, activiste inhumée près de Karl Marx au cimetière de Highgate, lançait une marche à travers le quartier pour rappeler les aspects positifs de la culture caribéenne. Rapidement, elle enchaîne sur un Mardi gras qui pose les jalons du carnaval de Notting Hill, dont Pascall fut directeur entre 1984 et 1989. Portable dans la poche frontale de sa chemise et yeux rieurs virant au violet, il assure avoir d’abord refusé de voirl’œuvre de Richard Curtis. « J’étais fâché qu’un film ait été fait sur Notting Hill sans inclure le carnaval, exprime-t-il de sa voix grave. Toute la communauté était triste de cette absence. On s’est sentis méprisés. C’est comme si, malgré tout ce qu’on a fait pour exister, nous n’existions toujours pas. »

Avant de virer à la débauche, une énorme fête qui transforme en août ces rues paisibles en immense dancefloor, option filles qui twerkent contre les flics et mecs bourrés dégainant leur sexe pour uriner sur le trottoir, le carnaval a contribué à diversifier le Royaume-Uni. Il a inscrit la culture caribéenne dans son ADN. « Le véritable Notting Hill est plus mixte que ce que montre le film, s’excuse Richard Curtis. Le quartier du film est très partiel. On n’y voit pas la communauté noire comme on ne voit pas Notting Hill Gate, qui est plein de voitures, avec trois supermarchés, plein de petits magasins. On a montré que 5 % de ce qu’il se passait. » Comment omettre un tel pan du quartier dans un film qui porte son nom ? Le scénariste donne un début d’explication : « Le film devait s’appeler The Famous Girl, jamais Notting Hill. Sur la première page du scénario, j’avais écrit « The Notting Hill film » et tout le monde a pensé que ça s’appelait comme ça. J’écrivais juste une histoire d’amour qui prenait place ici. Si j’avais prévu d’appeler le film ainsi, j’aurais écrit quelque chose d’un peu différent. » Un mot d’excuse qu’Alex Pascall balaie d’un air révolté. « C’est des conneries, assène-t-il. Vous pouvez lui dire. Il vivait derrière cette porte. Comment peux-tu louper ça ? » La réponse n’est pas évidente. Après l’échec d’un premier film basé aux États-Unis, Curtis décide de ne plus jamais écrire sur un endroit qu’il connaît mal. Son long métrage suivant, avec Jeff Goldblum et Rowan Atkinson, doit d’abord s’intituler Camden Town Boy, comme le quartier du nord de Londres où il demeure, avant de devenir The Tall Guy. « Le deuxième film se déroulait pendant le genre de mariages auxquels j’étais invité, dans la rue où je vivais. C’est une habitude que j’ai d’être absolument sûr de savoir au moins un peu ce sur quoi j’écris. » 

Le Notting Hill qu’il connaît, est celui du magasin dans la maison de Paul Smith, des files de 4×4 de luxe, des jeunes femmes blondes aux longues jambes et petits chiens, des enseignes féminines où aucune robe ne se vend à moins de 200 livres. Le Notting Hill dépeint dans le film existe, il est juste incomplet. Sur la très chic Westbourne Grove, Keith Rigby décroche les yeux de son ordinateur en faisant pivoter sa chaise de bureau. Figure de l’immobilier du coin, il a totalement reconnu son quartier dans l’œuvre de Curtis. « Je pense qu’il a vraiment capturé le feeling du Notting Hill de l’époque. C’était un quartier jeune, aisé, avec des personnages assez proches de ceux du film. » Quelque part, Hugh Grant pourrait jouer le rôle de cet agent immobilier affable, à chemise blanche et cheveux frisés, dans un sequel qui se déroulerait vingt ans plus tard. Il n’aurait pas à modifier son accent et le scénariste n’aurait aucun souci pour développer un personnage qu’il connaît bien. « Richard Curtis était un client, informe Rigby. Juste à la sortie du film, on vendait sa propriété, derrière la porte bleue. Il a vraiment insisté pour qu’on n’en parle pas à la presse, car ce film n’était pas une pub pour sa maison : “C’est une coïncidence.” » Une coïncidence qui tombe bien, tant le film contribue à faire passer Notting Hill de second choix à une destination prioritaire pour les riches acheteurs étrangers, jusqu’alors plus concentrés sur des quartiers cossus plus centraux tels Mayfair ou Chelsea. Depuis 1999, tout le monde raconte dans le quartier que Notting Hill a contribué à la hausse des prix de l’immobilier, qui ont depuis explosé dans toute la capitale. Avant la sortie du film, une propriété munie d’un jardin privé, comme celui dont Julia Roberts et Hugh Grant escaladent la grille, se vendait à 8 500 livres/m2. La grille s’est depuis parée de longs pics noirs visant à dissuader fans ou cambrioleurs et le prix au m2 moyen grimpe à 23 300 livres. « Mais c’est compliqué d’isoler un seul facteur, nuance Rigby. On traversait aussi l’époque Cool Britannia, la presse parlait beaucoup du quartier, pas seulement pour le film. Les prix montaient dans tout Londres. Ce qui est vrai, c’est qu’après le film, la popularité de Notting Hill a augmenté de manière significative. »

Incendie à Curtisland 

Sans le dire, l’agent immobilier entend ici que seul le beau est apparu à l’écran. Les caméras ont pris soin de saisir la carte postale, pas les barres HLM des artères adjacentes. Notting Hill est une comédie romantique, pas une comédie romantique sociale. Près du perron de la porte bleue, encadrée de peinture blanche écaillée, une quadra française en veste en jean attend qu’une place se libère pour se faire couper les cheveux. Dans son dos, alors qu’elle parle au téléphone de crèches dans le quartier du Trocadéro, on aperçoit une longue tour bâchée. En haut, trône un immense cœur vert et un slogan : « Grenfell. Pour toujours dans nos cœurs. » En dix minutes à pieds, sans se presser, on passe des queues de touristes devant la demeure fictive de Will Thacker à l’épave de la Grenfell Tower, cette tour de béton qui prit feu en juin 2017, entraînant la mort de 72 personnes. Un accident qui cristallise pour beaucoup les disparités sociales de tout le pays. « Ça exprime à quel point nous avons ici deux classes, reprend Alex Pascall. La classe du haut qui regarde vers le bas. Et celle d’en bas, sous la terre, celle du peuple. »

Ce point de vue, Richard Curtis le partage à sa manière quand il parle de Notting Hill comme « d’un endroit économiquement mixte, où la richesse rencontre la pauvreté. » À force de placer ses récits dans son monde, lui qui sort de la même école que six Premiers ministres britanniques dont Winston Churchill, le scénariste a permis aux critiques de créer le concept de « Curtisland ». Soit une Angleterre mythifiée, aisée et blanche qui ressemble à celle du passé ; l’inverse de celle étudiée par Ken Loach, ouvrière, miséreuse et forcément moins agréable à regarder. Lorsque l’on met en doute le réalisme de ses films, Richard Curtis sort une ultime tentative de justification sincère : « Les gens pensent que les choses tristes et difficiles sont plus vraies que celles qui sont joyeuses. On va dire qu’un film sur un serial killer révèle la face sombre de la société, mais en vérité il y a peu de serial killers. Alors qu’au moment où je vous parle, un million de personnes à Londres sont en train de tomber amoureuses. Un million de couples à Londres sont vraiment heureux. Chaque soir, des milliers de gens dînent ensemble. Ils rient et se gorgent de l’amitié des autres. La vie est plus romantique que ce que l’on pense. » Tous propos recueillis par T.A. (article paru dans Sofilm n°71)