Charmed : De l’autre côté du manoir Halliwell
Ils auront beau fouiller San Francisco de fond en comble, les fans de la série Charmed ne risquent pas d’y trouver le manoir Halliwell. Et pour cause, la maison emblématique est érigée sur les collines de Los Angeles, d’où elle domine la ville. Reportage au cœur d’une bâtisse pas comme les autres, qui recèle son lot de mythes et de secrets.
Par Axel Thoret et Caroline Ernesty, à Los Angeles.
Photos de Matthias Carette.
Couleur rouge aviné, poutres blanches et perron reconnaissable entre mille : impossible de se tromper, nous sommes bien chez les sœurs Halliwell. Sauf qu’en lieu et place des trois brunes en crop top et pantalons taille basse, c’est un couple qui reçoit : Planaria Price et Murray Burns. Ensemble depuis 27 ans et propriétaires depuis plus de 50, les heureux retraités invitent à les suivre, jusqu’au porche où la série Charmed commence. Oubliez le 1329 Prescott Street à San Francisco, la demeure s’élève au milieu de Carroll Avenue, sur les hauteurs d’Angelino Heights, un quartier ancien surplombant le district financier de L.A., non loin de Silver Lake. Businessman accompli – il a racheté, retapé et revendu la quasi-totalité du quartier –, Murray Burns plaisante quand on lui demande ce qu’il fait dans la vie. « Mon travail est de maintenir Planaria heureuse. Depuis 27 ans ! », se réjouit celui que les voisins surnomment le maire d’Angelino Heights.
L’histoire d’amour de Murray et Planaria, qui se regardent encore avec la douceur propre aux adolescents, est irrémédiablement mêlée à celle de la maison. Construite dans les années 1880, avant que Los Angeles ne devienne le réceptacle d’Hollywood, de ses frasques et de ses vices, celle que l’on appelle alors la Innes House tient son nom de son premier propriétaire, le promoteur immobilier Daniel Innes. La maison est ensuite rachetée par un mystérieux barbier italien, avant d’être vendue par la fille de ce dernier, en 1970, à Planaria Price. Acquise pour une bouchée de pain, environ 20 000 dollars, la bâtisse est alors en piteux état, encore marquée par une division en plusieurs appartements individuels. Un jour ensoleillé de 1977, Murray Burns, en vélo, avale le goudron de Carroll Avenue. Soudain, il presse les freins, pose un pied à terre et s’extasie devant la demeure habitée par Planaria : il y a là un potentiel. Le jeune homme l’achète sans ciller, déjà amoureux des murs et peut-être même, sans le savoir, de la propriétaire.

2 000 dollars et quelques meubles
Aujourd’hui, pandémie de Covid-19 et fermeture des frontières obligent, la rue est bien plus vide qu’à son habitude. Plus de cars de touristes en vadrouille parmi les lieux de tournage cultes, ou de badauds déguisés façon Hocus Pocus. La pancarte « Propriété privée » en impose, mais les yeux plissés de Murray et Planaria indiquent qu’il y a un sourire derrière leurs masques. Avec leur air typiquement californien de hippies rangés, le couple pose en haut des marches, là même où se tenaient, il y a plus de vingt ans, Shannen Doherty, Holly Marie Combs et Alyssa Milano. Longiligne et souriant, Murray est tout en contrastes, chemise noire barrée d’une chevelure blanche argentée, arborant des sandales dévoilant ses ongles peints. À ses côtés, Planaria, toute en noir, porte un long châle qu’elle rabat sur ses épaules graciles et un pantacourt frangé. Entre Woodstock et Harry Potter, et pas tout à fait dans le style des trois sœurs…
« Ils étaient parfois un peu trop insistants, mais c’est vrai qu’ils nous manquent maintenant », admet Planaria en parlant de la foule de groupies qui se pressaient, en temps normal, le long de l’avenue. Si l’étage de la propriété est désormais loué par un couple de Français, le rez-de-chaussée reste quant à lui libre pour des visites, avec l’accord de Murray. Terrill Aaron Closs, 36 ans et fidèle de la première heure, a fait partie des chanceux : « Quand je suis entré, je suis resté bouche bée. Je me souviens, ça sentait tellement bon à l’intérieur… » Tout comme lui, quelques fans ont eu l’honneur de pénétrer dans la demeure Halliwell. Murray se souvient par exemple d’une visite express de Japonaises, venues tout droit de l’aéroport LAX et y retournant dans la foulée. Autre venue, plus inattendue : celle de Keanu Reeves, présent pour les besoins d’un tournage. Planaria fait la moue, encore outrée : « Il a utilisé mes toilettes et n’a pas rabattu le siège. » Sur Carroll Avenue, on accueille volontiers mais on ne plaisante pas avec la propreté.
Il faut remonter plus de vingt ans en arrière, courant 1997, pour retrouver les origines de l’histoire. Murray est alors contacté par une équipe de tournage du groupe Warner Brothers pour tourner le pilote d’une nouvelle série télévisée. Habitué des tournages d’envergure, le couple ne prête pas d’attention particulière aux projets. Un de plus, un de moins… « Les techniciens sont restés un jour ou deux, pas plus, mais ils sont ensuite revenus toutes les six semaines pour faire des plans en extérieur », se souvient Murray. Présent au moment du tournage, c’est aussi lui qui a encaissé le chèque – « environ 2 000 dollars la journée, selon le cours de l’époque », une petite somme puisque la renommée actuelle de la propriété lui permet maintenant d’en demander autour de 25 à 30 000 dollars par jour. Mais ce qui fait le cachet de la maison, au-delà de son architecture typique de la fin du XIXe siècle, c’est son mobilier. Planaria et Murray, grands voyageurs, ont progressivement assemblé une collection de meubles d’époque, venus d’Australie, de France ou d’Angleterre… Ce sont donc leurs lampes, fauteuils et guéridons que l’on peut admirer à l’écran, dans le pilote, et qui ont ensuite été reconstruits à l’identique par les équipes de Warner Bros en vue des tournages ultérieurs, en studio. Planaria et Murray se souviennent encore des décorateurs s’échinant et se courbant des heures durant, afin de mesurer et photographier l’intégralité de leur décoration d’intérieur… Une drôle de chorégraphie, qu’ils observent avec la placidité de ceux qui pensent en avoir vu d’autres.

7 octobre 1998. Le pilote de Charmed est diffusé, l’Amérique découvre le visage des trois sœurs et l’alchimie qui les unit. Sans le savoir, des centaines de milliers d’ados font aussi la connaissance d’un quatrième personnage, pas moins essentiel que les autres : la fameuse maison. La scène est connue : par un soir d’orage, l’installation électrique vieillissante du manoir ne résiste pas à la foudre et les sœurs se retrouvent à jouer avec un Ouija. Le curseur se met alors à parcourir la planche magique, de long en large, et dessine les lettres A-T-T-I-C, soit « grenier » en anglais. Phoebe, lampe torche à la main, se lance seule à la conquête de l’endroit perché au bout d’un escalier étroit et dont la porte est restée close depuis la mort de leur grand-mère… Les combles de la maison rouge de Carroll Avenue n’étant pas aux normes pour accueillir un tournage, c’est un autre grenier qui servira de modèle. De même, le jardin d’hiver, tout comme la cave, n’existent que dans les studios construits pour l’occasion. Détail de charme en revanche, la rambarde en bois sculptée de l’escalier est, elle, bien réelle. Autre icône : l’horloge ancienne, celle que les scénaristes se sont amusés à détruire dans bon nombre d’épisodes, est elle aussi inspirée de la décoration originelle.
Qu’est-ce que ça fait, alors, de découvrir sa propre maison à la télévision, habitée par d’autres ? Planaria, bien qu’elle ne fasse pas partie des téléspectateurs les plus assidus de la série produite par Aaron Spelling, raconte n’avoir jamais raté le premier épisode de chaque saison. « Plus la série avançait et avait du budget, plus le décor changeait. Les pièces devenaient de plus en plus grandes, et il y en avait même de nouvelles », s’amuse-t-elle encore, fière de découvrir ses trouvailles d’ameublement à l’écran. Grâce à Murray et Planaria, la série trouve en effet un peu de son ADN, sans même l’avoir sciemment cherché. Mieux : c’est aussi une part d’âme, qui est insufflée par les deux chineurs globe-trotteurs. Terrill Aaron Closs évoquait cette odeur si spécifique, rare et reconnaissable entre mille : il s’agit d’un savant mélange de cirage pour les meubles en bois, relevé par le parfum profond des vieux tissus et purifié par le vent chaud et sec de Santa Ana qui s’engouffre, comme par magie, sous la porte.
C’est qu’il y a une drôle d’atmosphère, dans cette bâtisse. Quelque chose d’indéfinissable et presque mystique dans l’air, qui semble hérité des temps anciens. Planaria n’est jamais dépourvue d’humour, mais lorsqu’on invoque les esprits, ses traits se tendent. Elle ou Murray ont-ils déjà été témoins de phénomènes surnaturels, entre les murs de la maison de Carroll Avenue ? Planaria évoque alors sa grand-mère, Lola Estrada, morte sur son piano, et dont les enfants jurent l’avoir récemment entendue jouer sa partition favorite. L’ancienne professeure de littérature ne s’en cache pas : Charmed ou pas Charmed, elle croit aux esprits et se voit comme la seule et unique véritable sorcière de Carroll Avenue. « Pour Halloween, trois cents enfants du quartier ont débarqué dans la maison pour que je leur fasse peur », s’amuse-t-elle en nous montrant des photographies. Et si c’était eux, les véritables stars du prochain reboot ?

Une story dans Sofilm n°101, en kiosque !