JIMMY LAPORAL-TRESOR : « La communauté antillaise en a eu marre de se faire péter la gueule… »
Après sa sélection à la Semaine de la Critique, Jimmy Laporal-Trésor se retrouve dans la liste des Cesar avec son court-métrage Soldat Noir, (également disponible en clair en ce moment sur My Canal). Un court qui servira de matrice à son premier long : Rascals. Son point de départ ? L’histoire d’une bande de chasseurs de skins dans les années 80 : les Black Mambas.
Vous êtes né en 1976, dix ans avant l’année où se déroule le film. Quel souvenir gardez-vous de cette époque ?
Bien sûr. J’ai grandi à Clichy-la-Garenne, avec ma grand-mère. J’entendais toutes ces histoires de skins, de racistes, de bandes rivales, de rixes à Châtelet, à République, etc. Mon oncle, qui avait dix ans de plus que moi, était à fond dans ces trucs là. Ado, on en parlait énormément avec mes potes. C’est obligé : tu grandis dans un quartier populaire, tu sais que certains coins de la capitale te sont carrément interdits, que c’est dangereux pour toi en tant que noir d’y traîner. On disait : « T’as vu, y’a untel qui s’est fait attraper, ils lui ont fait le sourire du joker… » Est-ce que c’était vrai, est-ce que c’était faux ? Je sais pas, mais ça a créé du mythe, de l’imaginaire. Avec le temps, je me suis dit que ça ferait une fiction géniale et on s’y est attelés avec mes deux co-scénaristes et amis de longue date, Sébastien Birchler et Virak Thun. Initialement ça devait être une série, et sur cette base j’ai rencontré Manuel Chiche. Il me dit : « Ecoute, allons-y, mais par pour une série. On va faire un film. » Je l’écris, et moi dans ma tête je veux le réaliser. Manu me dit que ça va être compliqué, qu’un premier long c’est difficile à financer, etc. Je dis : « Ouais ouais, je connais le système, mais quand même ». Et au bout de la V2 ou V3, il était très content de notre taf et de la relation humaine qui s’était mise en place. Il me dit : « Jimmy, tu vas le faire ce film, mais avant ça il faut que tu réalises un court pour t’aguerrir. » Et c’est parti comme ça. J’ai pensé à un petit bout du scénario du long, que je n’arrivais pas à bien caser. On l’a extrait, et ça a donné Soldat Noir. Le long, que je suis en train de tourner, c’est Rascals.
Vous vous sentez proche du personnage principal ?
C’est l’histoire de la colère d’un gamin qui pensait être un citoyen comme tout le monde et réalise que non ; qu’il a des désavantages du fait de ses origines, qu’il part de plus loin. Là, il va traverser un rite d’initiation pour intégrer une bande de chasseurs de skins, les Black Mambas. Cette colère-là, bien sûr, je la connais. Je l’ai expérimentée dans ma chair. Mais bizarrement, c’est arrivé très tard pour moi : je dirais autour de 2003, à 27 ans, alors que je terminais mes études. Je dis souvent que je ne savais pas que j’étais noir jusqu’à cet âge-là. La couleur de ma peau ne m’avait jamais défini. Et en sortant du système scolaire, j’ai capté que si. Ça m’a explosé à la gueule : tu cherches un appart c’est compliqué, le taf c’est compliqué… Même dans le milieu du cinéma : des gens très à gauche, avec des idées progressistes… Eux aussi m’ont mis dans la case du noir. J’étais pas une victime, alors j’étais quoi à leurs yeux ? Le noir exceptionnel ? Le noir exemplaire à la Omar Sy ? Je ne pouvais pas être juste un mec lambda.
Avec quel cinéma grandissez-vous ?
The Warriors, Rusty James, Blood In Blood Out, Wanderers, The Outsiders, les films américains de bandes de potes. C’est une de mes inspirations premières, que j’ai voulu appliquer à la France. C’est d’ailleurs comme ça que je m’imaginais ces « histoires de grands » à l’époque. Donc pour le film, je voulais pas faire du social, du réalisme pauvre, avoir une patine documentaire. Et puis ça n’aurait pas marché : quand tu parles des années 80 avec les gamins d’aujourd’hui, ils sont fascinés mais te disent que les skins dans la rue c’est pas vrai, qu’on extrapole tout ça, qu’on en fait des caisses. Donc déjà tu pars sur une base un peu mythique, de type Tolkien qui écrit Le Seigneur des anneaux, avec du fantasque et de l’épique. Et nous on s’est dit : « Allez, on fait ça à Paname, avec des noirs qui refusent la victimisation et partent en bataille rangée contre des skins ». On voulait ce terreau là. Un Paris sexy, glam, et en même temps dur et âpre dans l’approche de la baston. C’est hybride.
Vous avez fait beaucoup de recherches ?
Carrément, mais c’est compliqué. À l’époque, il y avait surtout une grosse tradition orale et très peu d’écrits. Donc je me suis documenté comme j’ai pu, mais j’ai surtout rencontré et parlé avec énormément de monde, de témoins de l’époque. Les gars, forcément, se racontent, créent leur propre légende, façonnent le passé malgré eux. Immédiatement, ça donne une certaine empreinte à ton film. A un moment, pendant un an, j’ai passé peut-être six heures par semaine au téléphone avec un ancien Black Panther français : il faisait partie d’une bande d’Antillais créée à la fin des années 70 pour se défendre contre un groupuscule raciste, Les Rebelles, des suprémacistes, sudistes, etc. La communauté antillaise en a eu marre de se faire péter la gueule en allant prendre le bus ou en marchant à République, donc ils se sont organisés et il se sont sapés en blouson de cuir, type 60s américain, très rockabilly. C’est la première bande ethnique de Paris.
Comment on recrée le Paris des années 80 ?
C’est galère… Au niveau architectural surtout. La ville de Paris change énormément. Y’a quinze ans, ça aurait déjà été plus simple, mais là… Quand on est partis en repérages, on s’est cassé la tête. Tu as 20 millions tu t’en fous, mais pour nous c’est compliqué : toutes les lignes de métro sont rénovées, y’a des enseignes partout qui n’existaient pas avant, c’est moins crade, moins coupe-gorge… Plein de petits détails techniques font que c’est dur. Donc sur le repérage il faut être au top, et ensuite avoir une déco au cordeau. J’ai storyboardé toutes les séquences les plus importantes pour savoir très précisément ce qu’on avait au cadre et ne pas faire d’anachronisme ; ça doit être millimétré. D’autant plus que j’ai un parti-pris qui n’arrange pas l’affaire : j’ai voulu filmer en Scope, avec de l’air, de l’espace, pour « voir » les années 80.
Il y a d’autres partis-pris de mise en scène ?
Le Scope déjà, et la lumière. Le chef-op m’a dit : « Tu veux faire des choix esthétiques tout de suite, ou en aval à la post-prod ? » J’ai dit : « Tout de suite ». Donc on a déterminé un style, un look, très éloigné du sépia habituel quand on veut parler des années 80. On voulait un film qui donne l’impression d’avoir été réalisé à cette période : Moi, Christiane F., droguée, prostituée… et sa photo très froide, Tchao Pantin et sa lumière très tranchée, sombre… Et en tant que photographe, Saul Leiter pour son traitement des contres, la profondeur des noirs et la manière dont le rouge ressort. J’aime beaucoup Stranger Things mais je voulais pas du tout tomber dans cette approche nostalgique de la période ; il fallait au contraire qu’on y soit. Immergés.
Le film s’ouvre sur une image assez forte : un noir tabassé par d’autres noirs. On comprend plus tard qu’il s’agit d’un rite d’initiation. Immédiatement, il y a une sorte de manichéisme qui est rompu et dilue certaines frontières…
C’est clair. Je supporte pas les films victimaires. Faire un film pour raconter qu’untel est pauvre, qu’il va pas s’en sortir parce que blabla… Franchement, ça m’intéresse pas. Je voulais un personnage principal qui ne soit pas une victime et qui prend en main son destin, qui est dans le combat, avec les autres et surtout, avant tout, contre lui-même. Il doit se déconstruire, sortir des cases qu’on lui impose, que ce soit à l’école ou même chez lui. Ça lui donne une dimension de héros de tragédie grecque, en fait.
C’est aussi un film très peu verbal…
J’adore ça, quand tout passe par le regard, les gestes. J’appelle ça l’écoute active, ça oblige aussi le spectateur à s’impliquer, à comprendre les rapports de force par des biais différents. Je me demande si ça ne vient pas aussi de ma génération, on a été biberonnés aux films japonais et asiatiques en général, aux mangas… C’est une influence indéniable.
Le long-métrage que vous tournez, Rascals, semble finalement moins articulé autour des batailles entre bandes rivales…
C’est vrai. Ça se passe en 1984, c’est l’histoire d’une bande de gamins qui se connaissent depuis toujours. C’est les dernières heures de gloire du rock, avant l’arrivée du hip-hop. L’ancienne France meurt, une nouvelle est en gestation. Ces jeunes-là, les Rascals, vont entrer dans l’âge adulte et voir leur amitié exploser. C’est un coming of age, à la dure. Donc c’est pas tout à fait la même approche que Soldat Noir. Mais je travaille déjà sur une suite au court : Black Mambas, qui en sera la séquelle directe, sous forme de série.
Bande-annonce :