MEKTOUB MY LOVE d’Abdellatif Kechiche

– LE FILM DE LA SEMAINE : MEKTOUB MY LOVE –

Depuis un petit moment, tout ce qui entoure le cinéma de Kechiche peut être défini comme, pour le moins, sulfureux. Mais voilà qu’il s’offre trois heures de célébration du corps et du regard sur le corps. Encore un potentiel triptyque tiré (très) librement de La Blessure, de François Bégaudeau, mais qui est d’ores et déjà, un vrai chant à la sensualité.

Un couple qui fait l’amour, en plein jour et en pleine lumière, chaîne hi-fi à fond, fenêtre ouverte : c’est le tableau qui accueille Amin, étudiant à Paris revenu passer des vacances chez sa mère à Sète. Le double exergue de Mektoub, tiré de la Bible et du Coran, le paysage, tout annonce cette « scène originaire » qui s’imprime dans le regard du garçon. Que les baiseurs soient son cousin Tony et leur amie d’enfance Ophélie, fiancée à un autre, n’a pour l’instant pas d’importance. C’est la brûlure initiale qui compte. Les polémiques post-Adèle et pré-Cannes oubliées, Kechiche plonge son aspirant scénariste et photographe dans une aventure du regard, alors que tout appelait un récit amoureux. Il choisit d’ouvrir, pour ainsi dire et citer des Belges, dans le cul des choses, pour remonter vers l’extrême pudeur, l’image absente, puisqu’Ophélie repousse la proposition d’Amin de la faire poser nue devant son appareil. Entre celle qui ignore qu’elle a déjà été vue et celui qui ne peut revoir ce qu’il a vu, les conversations s’électrisent. Le désir diffracté devient principe d’organisation entre les corps (drague ou danse), les membres d’une communauté (employés ou copains se révèlent membres d’une même famille), et même les humains et les animaux, le paysage et la lumière. Ce pan-érotisme tantôt doux tantôt agité peut repousser. Mais qui ne se braque pas devant le énième recadrage sur des fesses sera payé en retour, revigoré, sorti de la torpeur où le plonge le flux tiédasse des sorties, par les séquences sculptées comme des blocs de temps, des allers-retours fiévreux entre fétichisation porno et organicité de tous et de tout.



Quand Pialat
meets Rohmer
Kechiche, pourtant, n’a pas changé. On se souvient que, dans La Graine et le mulet, Hafsia Herzi, Schéhérazade dansante, secouait le ventre pour faire patienter les clients du resto familial le soir de son inauguration. Dans Vénus noire, les salons chics du 19e siècle faisaient danser pour le fun une Africaine aux fesses énormes, exhibée comme un phénomène de foire.Ces longues transes ont peut-être pour matrice une scène fameuse du Tombeau hindou de Fritz Lang – une danse érotique autour de laquelle le décor métaphorise le cerveau pas reluisant de l’homme qui regarde, médusé. Dans Mektoub, rien ne dit que Kechiche ne prend pour alter ego qu’Amin, gentil lecteur des Cahiers (dont on aperçoit un numéro traîner). Ne s’amuse-t-il pas aussi à se projeter dans le père absent de Tony, peintre queutard entouré à Hammamet de « jeunes filles avec de grosses fesses » (dixit Tata Camilla, géniale Herzi qui revient comme une « survivante » du cinéma passé de Kechiche) ? Le film s’effondrerait sans cet humour, cette façon de mettre en tension une veine Pialat (alerte À nos amours quand on entend une aria baroque sur une baignade collective) avec une distance à la Rohmer (Tony et son cousin draguent deux Niçoises en vacances).
Chez l’auteur de Pauline à la plage et Conte d’été, un personnage parle, mais l’œil mécanique de la caméra montre que son corps raconte autre chose, voire le contredit. De même que la liaison entre Tony et Ophélie se révèle ici secret de Polichinelle, nous spectateurs savons bien qu’un cinéaste ne filme jamais que son fantasme. Kechiche n’enrobe pas son male gaze, pas plus qu’il ne l’exerce en « importuneur » décomplexé d’acteurs non professionnels. En ouvrant Mektoub sur le cul en action et en l’achevant presque sur un long twerk d’Ophélie un soir de cuite en boîte, il enfonce le clou : son regard de cinéaste, et peut-être, tout regard de cinéaste, est nécessairement impur – à la fois voyeur gratifié dans l’instant et artiste en retrait, engrangeant patiemment ce qui deviendra un jour, peut-être, une vision. Charlotte Garson