Mektoub My Love : Canto Due d’Abdellatif Kechiche
Par Lucien Burckel de Tell
Sans générique ni musique, le film démarre de but en blanc sur une séquence silencieuse dans laquelle Amin, personnage central de la saga, prend en photo sa petite amie. Comme si le film ne s’était jamais vraiment arrêté, comme si aucun Intermezzo n’avait pas été présenté à Cannes en 2019, créant alors une polémique digne de celles provoquées par Lars von Trier en son temps. Mektoub My Love poursuit donc sa route. Amin, interprété par Shaïn Boumedine, donne quelques indications à sa compagne pour mieux capturer son naturel ou plutôt son authenticité. On peut être pris d’inquiétude par la pose que pourrait prendre le réalisateur en lieu et place de ses personnages. Mais l’inquiétude s’évapore vite car, dès les cinq premières minutes, le miracle se produit déjà. La scène est d’une banalité déconcertante, mais la grâce de Kechiche opère, une grâce modeste et informelle, comme arrivée par hasard.
Huit ans après le premier Mektoub et six ans après l’Intermezzo projeté à Cannes et resté dans les placards, voici enfin le Canto Due. Amin a cessé ses études de médecine et souhaite devenir cinéaste, tandis que sa meilleure amie, Ophélie, qui doit se marier prochainement, continue de fréquenter Tony, le cousin d’Amin. Mais deux nouveaux personnages font leur entrée : un couple d’Américains qui débarque au restaurant familial de Sète à une heure tardive, exigeant de se faire servir un couscous avec une arrogance qui donnerait envie d’asséner des paires de claques. Jessica est une actrice connue et son mari, le producteur de la série qui l’a rendue célèbre. En contrepartie du dérangement, la cuisinière du restaurant arrive à obtenir du producteur qu’il lise le scénario de son fils, Amin. Un scénario qui ira probablement à la poubelle, pense l’Américain, mais qui, à sa grande surprise, lui plaît énormément. Amin va donc être convié plusieurs fois à la villa du couple, accompagné de Tony qui se charge d’apporter le couscous, véritable monnaie d’échange du film.

Kechiche surprend avec cette histoire qui ne se contente pas de poursuivre uniquement les tourments amoureux, quasi rohmeriens du premier chapitre. Dans ce deuxième volet, les enjeux sont également professionnels, il est question de l’avenir d’Amin, d’une possible carrière aux États-Unis pleine de succès. Il y a d’ailleurs quelque chose de plus hollywoodien dans son filmage, qui se permet par moments des mouvements de grue sur une voiture de luxe rutilante, comme si le langage des studios américains s’invitait gentiment dans un cinéma qui en est l’exact opposé. Si l’on retrouve les motifs préférés de Kechiche, il est intéressant de constater qu’il en délaisse (pratiquement) un, et pas des moindres : le sexe. À part dans une séquence qui arrive tardivement et qui fait basculer tous les enjeux du film, le sexe cru et long — qualifié de misogyne par ses détracteurs — n’est presque plus là, laissant la place à un érotisme doux, latent, mais constamment présent à l’image. Comme si le réalisateur avait souhaité montrer tout l’apaisement dont il peut être capable.
Truffaut avait son Antoine Doinel, Demy son Roland Cassard, Kechiche a son Amin, qu’il filme avec une sensualité déroutante. L’aura de Shaïn Boumedine qui semble obséder le metteur en scène a d’ailleurs ceci de particulier qu’elle est celle d’un homme timide, dénué de toute agressivité, comme un prince beau et attirant malgré lui, sublimé par l’image de Marco Graziaplena, qui signe décidément la plus belle lumière de la carrière du réalisateur. Si l’on s’extasie toujours devant l’image des films qui osent aujourd’hui le noir et blanc — un noir et blanc forcément « magnifique » —, la couleur, elle, même somptueuse, est souvent passée sous silence. Or, celle de Mektoub My Love est d’une beauté rare, saturée sans jamais être racoleuse : sensuelle et insouciante, comme ses personnages. Une insouciance qui commence à se fissurer dans le dernier quart du film lorsqu’Amin et Tony se voient confrontés pour la première fois à un violent échange chargé de racisme, annonçant alors — certes — le chapitre suivant, mais peut-être la fin de la jeunesse telle que l’a vécue Kechiche et qu’il continue de fantasmer : un monde où seul le désir importe, faisant fi de la violence dont il est capable.
Et c’est sûrement là que se dévoile le cœur de ce Canto Due, deuxième volet qui révèle plus que jamais le projet du réalisateur : filmer le désir et le temps comme on raconte une odyssée. À l’heure où la série triomphe et où le visionnage compulsif sur canapé fait fureur, Kechiche nous offre son alternative, celle du film fleuve qui nous captive, non pas à coups de rebondissements répétés, mais plutôt par la générosité de son regard — une générosité sincère loin de toute mièvrerie qui arrive à nous faire détester puis adorer une actrice de feuilleton américain, tantôt suffisante, tantôt attachante. Une générosité proche de celle que l’on trouve dans les meilleurs films de James Ivory, qui, lui aussi, filmait les êtres comme s’ils portaient en eux une promesse encore intacte.
Mektoub My love : Canto Due, en salles le 3 décembre 2025