NEPTUNE FROST : l’afro-futurisme selon Saul Williams
La superstar du chosen word revenait à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes – 23 ans après Slam (Caméra d’Or à Cannes 1998) – pour présenter son premier film derrière la caméra, Neptune Frost, co-réalisé avec la Franco-Rwandaise Anisia Uzeyman. Attablé sur une plage de la Croisette, l’Américain revient sur la genèse de ce drôle de film, comédie musicale afro-futuriste qui étonne autant par la liberté de sa forme que la densité de son propos.
Vous avez rencontré votre femme et co-réalisatrice du film, Anisia Uzeyman, sur le plateau du film Aujourd’hui (A. Gomis, 2013), et avez déjà déclaré que le projet Martyr Loser King, dont fait partie Neptune Frost, était né de plusieurs “épiphanies” que vous avez connues là-bas…
Une des choses qui se passait au Sénégal, c’est que vous retrouviez sur les marchés des produits venus de Chine qui, en Europe ou aux États-Unis, ne passent pas les blocus de douane. C’était en 2011 et les écouteurs Beats étaient très populaires et très chers mais là-bas, tout le monde se baladait avec… Et pour autant, la culture traditionnelle du Sénégal était encore très vivante : il y avait des adolescents qui passaient leur temps après l’école à fabriquer des tambours, ou dans des compétitions de danse, mais aussi des jeunes qui jouaient du tambour sur des tubes de musique populaire… Dans chaque quartier, en marchant dans la rue, on entendait les appels pour la battle du soir, et on suivait les percussions pour savoir où elle avait lieu ce soir-là. Pour moi, c’était intéressant de voir se mélanger l’ancienne technologie, les tambours, avec tous ces gens et leurs technologies modernes. Les premières épiphanies étaient là, à réfléchir à l’intersection entre le vieux et le neuf.
C’est aussi une histoire post-coloniale, non ? Une lecture prise en charge par Neptune Frost, d’ailleurs…
En même temps, j’ai commencé à apprendre comment les smartphones sont faits, avec de précieux minéraux provenant d’Afrique centrale, du Congo, du Rwanda, du Burundi… Au-delà de ces minéraux, il y a une longue histoire de dépendance occidentale vis à vis de certains produits comme le caoutchouc, le coton, le sucre, le café, le chocolat, les diamants, l’or… Cette liste ne s’arrête jamais ! Aucune de ces choses ne sont présentes, finalement, à l’endroit où elles sont le plus vendues – ou en tous cas beaucoup moins que là où on l’exploite lourdement. Voilà pour les connexions avec l’époque, mais il y avait aussi des choses qui se passaient dans l’actualité : les printemps arabes, qui ont joué un rôle majeur dans cette histoire, mais aussi toutes les discussions sur le hacking, sur Wikileaks, sur les Anonymous… Ou encore ces évangélistes venus des États-Unis qui débarquent dans certains pays africains et promettent de l’argent aux gouvernements s’ils passent des lois contre les homosexuels. Ils viennent essayer les mêmes lois anti-gay qu’ils veulent faire passer aux États-Unis sur le continent africain : “j’ai un chèque de tel montant d’argent pour développer votre pays, mais à condition que vous fassiez voter cette loi, que vous mettiez des homosexuels en prison…” Ça existe en Ouganda, au Kenya, en Tanzanie… Mais les États-Unis sont encore sur cette liste ! On a essayé de prendre toutes ces choses qui arrivaient en simultané, et on a voulu relier les points, c’est tout.
Le film semble ambivalent vis-à-vis de la technologie, entre hacking et multinationales dominatrices… Voyez-vous les nouvelles technologies comme un moyen d’émancipation ?
Ce que je crois, c’est qu’il n’y a encore que nous qui ayons la capacité de nous libérer. Comme on le dit dans le film, la technologie n’est qu’un reflet de nous-mêmes parce que c’est nous, la technologie… Il existe un ordinateur qui peut sentir l’odeur du café que l’on prépare là-bas, entendre les vagues s’abattre sur la plage et les voitures qui passent sur la route, de l’autre côté, estimer toutes ces distances tout en poursuivant une conversation sans vous lâcher des yeux : et c’est le cerveau humain ! Aucun ordinateur ne peut faire tout ça, pour l’instant. Je suis à fond pour l’intelligence artificielle, mais elle est artificielle, justement ! (Il pointe son crâne) L’ordinateur, c’est ça, la technologie, c’est ça, et ce dont on parle d’abord, c’est d’une technologie qui permette la prise de conscience. Alors les grandes entreprises, rien à foutre !
Est-ce que c’est parce que l’on a trop vu Terminator qu’on a l’intuition que les ordinateurs – ou les “machines” – finiront par se retourner contre nous ?
Il me semble que la peur, c’est un peu le virus du système. Dans une certaine mesure, le film est une réaction à cette imagination que l’on projette sur le futur : c’est ce qui fait que des descendants de colonisateurs ne peuvent qu’imaginer être colonisés par les extraterrestres, par exemple… Vraiment ? Vous avez réduit d’autres peuples en esclavage et maintenant, votre seul peur c’est d’être réduit en esclavage par les aliens ? Pour moi, c’est des conneries de catholiques ! Dans un film qui parle justement de nous libérer de tous les poids que l’on a sur les épaules, mais aussi de nos rêves et de nos projections, il fallait qu’on puisse aller plus loin que ça. Pour projeter nos propres rêves, nos propres idées, nos propres possibilités.
Retrouvez l’intégralité de cet entretien, avec Saul Williams et Anisia Uzeyman, dans le magazine SOFILM, à la sortie du film en salles.