Panique sur Corsica Beach
À Lisula CineMusica, festival organisé chaque automne à L’Île-Rousse, en Haute-Corse, la programmation jette des ponts entre les quatrième et septième arts, faisant dialoguer Amadeus avec Gene Kelly, et rappelle combien l’île de beauté demeure un territoire ancré dans l’histoire du cinéma. Récit d’une expédition hors-les-murs sur les traces d’une superproduction hollywoodienne par un pinzutu en vadrouille.
Par Boris Szames
C’est une étroite bande de sable fin léchée par les eaux turquoise qui la bordent. Un petit coin de paradis cerné par le désert des Agriates, en Balagne, dont Hollywood fit brièvement son arrière-cour au crépuscule de l’Âge d’or. Là où Darryl F. Zanuck, nabab à la tête de la 20th Century Fox, eut l’idée farfelue de reconstituer le débarquement à Omaha Beach, point d’orgue furieux du Jour le Plus Long, adaptation d’un roman de Cornelius Ryan co-signée, oublie-t-on souvent, par Romain Gary. Difficile d’imaginer aujourd’hui la plage de Saleccia envahie par une armada d’Américains « blindés » jusqu’aux dents tant son accès demande d’avoir les reins solides. Littéralement. Quiconque souffre du mal de mer, voie d’accès principale des touristes l’été venu, n’a d’autre choix que de traverser le maquis accidenté à bord d’une Jeep, et à flanc de montagne, pendant près d’une quarantaine de minutes. Le cuir tanné par les secousses qu’il encaisse depuis de longues années, notre chauffeur, un ancien expat revenu de Nouméa à l’orée de la guerre civile, fait trembler les mâchoires à la mention du sabre dont il ne se sépare jamais et de la hache soigneusement rangée dans son coffre « au cas où ». Son collègue, lui, évoque non sans une pointe de nostalgie sa virée sous escorte militaire à travers les montagnes du sud du Maroc, territoire récemment arpenté par Oliver Laxe en mode hallucinatoire dans Sirāt. Dans quelle odyssée guerrière nous sommes-nous donc fourrés ? Au pied du maquis nous attend Dominique Landron, critique cinéma chez Corse Matin. « La Balagne, dans les années 60, était vraiment une terre de cinéma », commence notre confrère, le nez fourré dans ses anti-sèches face à la Méditerranée. Une histoire méconnue dans laquelle se croisent les cinéastes Jacques Rozier (Adieu Philippine), Jacques Bourdon (Le Soleil dans l’œil sur le tournage duquel, apprend-t-on, Jean-Luc Godard surveilla de près Anna Karina sous couvert de faire de la figuration). Et donc « Darryl F. Panic », le roi des mémos à rallonge, dont l’opération commando reçoit le soutien de la 6e flotte américaine avec la participation de la marine française.

Collection Christophel © 20 th century fox
Sur la plage abandonnée
La Méditerranée contre l’Atlantique. La poudre de corail contre les falaises de calcaire. Contaminée par la fièvre immobilière au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la côte normande n’offre plus guère d’horizons vierges à imprimer sur pellicule en CinémaScope en ce début des années 60. Qu’à cela ne tienne ! On colore le sable par endroits, plante des maquettes en bois, dissémine des mannequins le long de la plage. Les trucages et plusieurs couches de fumigènes feront le reste. Un second problème se pose à l’envahisseur américain : les nudistes. À l’ombre des pins, Saleccia offre la discrétion prisée des allergiques aux « textiles », tout bonnement privés de baignade à l’été 1961. « Des centaines de figurants ont été engagés pour recréer le débarquement, des locaux, mais aussi les élèves de la base aérienne de Saintes », gratifiée en retour d’une salle de cinéma offerte par Zanuck. Un brin mégalo, le cinéaste et producteur, soucieux tant de son image publique que du ciel voilé, souhaite personnellement diriger les prises de vue du débarquement. On n’affrète pas moins de 70 bateaux, sollicite 18 caméramen (« 18 ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte… » Brève pause, le temps d’écouter le clapotis des vagues), réquisitionne des tonnes de matériel acheminé par bateau de pêche. « Zanuck avait été séduit par Orfeu Negro. Aussi, lorsqu’on fit Le Jour le plus long, il voulut tourner en couleur. Mais nous avions tourné quelques plans en Corse et je lui ai dit : ‘Je ne pourrais jamais faire des raccords en Bretagne. La couleur est totalement différente’. ‘Alors, noir et blanc’, a-t-il répondu », se remémore le directeur de la photographie Jean Bourgoin dans ses mémoires parues chez Ramsay.
Le passage éclair de la Fox en Balagne ne profitera pas à l’économie de la région. Encore moins à la préservation de Saleccia, laissée dans un état lamentable. Plaques de métal perforées, caisses d’accessoires et autres détritus du barnum hollywoodien jonchent la poudreuse des plages au départ de Zanuck et ses comparses. À Saint-Florent, où l’équipe a élu domicile, on se remémorera longtemps des sifflotements décontractés de Robert Mitchum, du goût du corned-beef et des chewing-gums made in USA, saveurs inconnues des insulaires jusqu’alors. Des souvenirs qui collent encore aux souliers, au cœur et au corps des décennies plus tard.
Tous propos recueillis par BS sauf mention