Les spectateurs de The Brutalist méritent-ils de se faire fracasser le crâne ?
Raccords et désaccords, par Benjamin Cataliotti.
Avec The Brutalist, l’année 2025 s’ouvre comme celle de 2024 : par un long carton noir marquant le prélude d’une œuvre qui s’annonce d’emblée monumentale. Le noir de 2024 c’était bien sûr celui de La Zone d’intérêt, et il s’agissait déjà de préparer nos yeux à la vision d’un passé douloureux. Ce n’est pas la moindre des passerelles que ces deux films hantés entretiennent. Mais là où le montage, chez Glazer, se faisait clinique, semblant obéir à des logiques de vidéosurveillance, The Brutalist prend des allures de tempête. Et ce, dès les premiers secondes, avec cette alternance entre la silhouette de László Tóth, architecte juif arrivant en Amérique après avoir fui la Hongrie nazie, et les images de sa nièce persécutée en Europe, tandis qu’en off résonne la voix de l’épouse de László lisant une lettre où se mêlent peur de disparaître et espoir de voir son mari les tirer hors de ce piège. Tout ça ? Oui, et autant vous faire à l’idée : le montage ne se déprendra jamais de cette densité. En témoigne cette séquence où l’architecte voit son génie soudain reconnu par l’industriel Van Buren, lequel, après avoir jeté László comme un malpropre, en fait sa nouvelle mascotte. Présenté lors d’un déjeuner aux proches de l’entrepreneur, Tóth jette des regards envieux aux luxueux apparats – montres, colliers. À l’écran, ces richesses semblent d’autant plus rutilantes qu’elles sont filmées en gros plan et au ralenti, contrastant avec le reste des cadrages, d’une facture plus réaliste. Pour un monteur, la gestion de telles images, si différentes des autres, pose toujours question : vaut-il mieux les utiliser en introduction, pour mieux planter le décor et désigner les trésors pernicieux qui attendent notre héros ? Ou au contraire, doit-on réserver ces inserts pour la fin, afin de rappeler qu’au fond, ces bavardages n’ont qu’un seul but : la luxure ? Dávid Jancsó, le monteur, prend la voie médiane : sans craindre de déstabiliser l’harmonie de la séquence, il dissémine ces images étranges partout dans la scène. Le bavard Van Buren a alors beau jeu de repousser un convive qui l’interrompt ; ce qui parasite sa logorrhée, ce sont bien ces signes extérieurs d’une richesse qui, loin de se contenter de ruisseler, prendra bientôt des allures de torrent incontrôlable.
Minotaure Par cette vision d’une Histoire filmée comme une masse s’abattant à coups de montages alternés sur ses héros, The Brutalist s’inscrit ainsi dans la lignée de films comme Oppenheimer ou, dans sa sourde brutalité, du There Will Be Blood. Toutes ces œuvres-sommes ont en commun de concevoir l’Histoire comme un piège duquel il faudrait tirer leur audience, quitte à le faire au forceps. «Le cinéma doit fendre les crânes» assénait Eisenstein, cinéaste soviétique qui portait lui aussi le montage au plus haut, et n’était certes pas le dernier quand il s’agissait de secouer son auditoire. Pris dans cette furia d’images chargées de sens, le spectateur de The Brutalist ne saura rester indifférent. S’extirpant de ce labyrinthe de plus de 3 h 30, il pourra s’estimer heureux d’avoir survécu aux coups de butoir de ce minotaure cinématographique, le cerveau gorgé d’images plus belles, plus monumentales, mais aussi plus douloureuses les unes que les autres. En même temps, ça s’appelle The Brutalist, pas Le Jardin zen. Avec un titre pareil, on ne s’attendait pas à des caresses.
The Brutalist, actuellement en salles.