Juho Kuosmanen : « Le cinéma finlandais est obsédé par l’alcool »


Avec un grand prix du jury en poche au Festival de Cannes pour son Compartiment n°6, rail-trip aux airs de voyage initiatique ferroviaire sans boursouflure, ode à la curiosité dans une Russie rurale accessible à l’époque, le réalisateur finlandais Juho Kuosmanen revient sur grand écran avec une trilogie de courts métrages muets en noir et blanc qu’il concocte depuis plus d’une dizaine d’année dans sa ville natale, Kokkola. Petite merveille d’esprit et de fantaisie Les Contes de Kokkola se regarde avec autant de plaisir que son réalisateur semble avoir pris à les faire. Il nous raconte les histoires dans les histoires de ce film fait maison.
Propos recueillis par Marie Courquin

Après le succès de Compartiment n°6, votre nouveau film se compose de trois courts métrages muets en noir et blanc. Un choix audacieux. Pourquoi ? 

Ce n’était pas un choix. Cette trilogie a été faite pendant les 12 dernières années. Au départ, j’avais une vieille caméra Bolex 16mm et très envie de tourner un film muet avec.  Le premier court métrage date de 2012. Le second, un remake du premier film Finlandais jamais réalisé, The Moonshiners (Salaviinanpolttajat) date de 2017. Je sentais qu’il manquait quelque chose en ne montrant que les deux premiers, il fallait une autre histoire qui puisse clore la trilogie. Le troisième a été terminé en 2023.

Pourquoi cette attirance pour le muet ?

Quand je préparais mon premier film Olli Mäki (Hymyilevä mies), j’étais tellement nerveux, cela devenait beaucoup trop sérieux. Toute ma créativité s’était envolée, je me sentais perdu et je n’appréciais plus de travailler. Je connaissais cet homme, Heikki Kossi, ingénieur du son et bruiteur. J’adore le bruitage ! Vous savez, ces sons fabriqués à la main dans les vieux films. J’ai eu envie de faire un court métrage muet avec un groupe de musique et un bruiteur qui se produisaient sur scène en live.L’idée première du film c’était de reproduire sur scène tous les effets sonores. Pour moi, c’était juste une manière de m’amuser pendant cette période de tension.

Vous vous produisez encore en live ? 

Nous faisons toujours des représentations mais de plus en plus rarement. C’est extrêmement cher de faire venir tout le monde et compliqué à organiser. Le bruiteur travaille aujourd’hui en Californie au Skywalker Ranch. Notre dernière représentation c’était à la première internationale des Contes de Kokkola au Festival Il cinema ritrovato à Bologne. C’est super de voir un bruiteur travailler en direct. Il faut absolument voir ça ! Quand on voit une porte qui s’ouvre à l’image et qu’on regarde le bruiteur, il n’a pas du tout l’air d’ouvrir une porte, il manipule des objets qui n’ont rien à voir pour reproduire ce son particulier. C’est fascinant ! Quand par la suite nous avons enregistré les films nous avons tenu à garder tous ces effets sonores. On appelle ça des « silent films » (en anglais) mais finalement, cela veut juste dire que les dialogues sont écrits. Il y a énormément de musique et de bruitages dedans. 

Pourquoi sortir Les Contes de Kokkola au cinéma ? 

On jouait les trois films avec de la musique live, c’était un spectacle. Mais Bérénice Vincent, notre agent de Totem Films y a assisté lors d’un festival à Kokkola et nous a demandé pourquoi on ne le diffusait pas au cinéma. Pour être honnête, au début je doutais que ça soit une bonne idée. Elle a insisté et me disait : les gens les aiment. Et en effet, je suis agréablement surpris, le public semble vraiment apprécier. Je suis super content qu’ils se retrouvent au cinéma !

© Jour2fête

Dans le premier court, Mattila le vagabond et la jolie femme, vous vous êtes inspiré d’une histoire vraie ?

Je cherchais des figures locales, des gueules intéressantes et mon amie qui joue la chanteuse dans le film m’a proposé de rencontrer Seppo Mattila. Comme dans le film il a été expulsé de sa maison par la ville de Kokkola qui souhaitait la démolir au profit d’un projet de construction. Nous avions un script différent à l’époque, plus drôle. Mais quand Seppo Mattila, qui joue son propre rôle, nous a raconté son histoire, sa version était bien meilleure, plus juste. Nous ne pouvions pas en faire une comédie. 

Cet homme s’est battu pendant des années pour récupérer sa maison. Je ne vais pas spoiler le film mais dans la vraie vie a-t-il connu une happy end ? 

Il a pu sauver sa maison ! Et c’est en partie grâce au film car nous l’avons montré à Kokkola et les gens ont pris conscience du drame qu’il vivait. Ils ont signé une pétition et il a pu retourner chez lui. Il y a une autre jolie chose qui est arrivée grâce au film. Seppo Mattila était un truand local, cela lui arrivait de faire des choses illégales, un peu de recel, de la vente d’objets volés ou d’alcool. Les habitants avaient peur de lui. Et après avoir vu le film les gens sont venus me voir en me disant : je n’aurais jamais pensé que ce type était aussi sympa. J’étais heureux de voir que les gens avaient changé leur perception de lui.

Et comment est née l’idée du second court métrage Bouilleurs de cru clandestins

Quelques années plus tard Otto Kylmälä qui travaille aux archives des films finlandais m’a donné l’idée de faire le remake du premier film finlandais terminé, The Moonshiners. Cette année-là, c’était les 100 ans de l’indépendance de la Finlande mais aussi les 110 ans de The Moonshiners. 

Ce film, The Mooshiners, a pourtant été perdu. Que saviez-vous de lui avant de vous lancer dans le projet ? 

Il n’y avait pas beaucoup d’informations, seulement celles qu’on a lu dans les journaux : l’histoire et les personnages. On savait qu’il parlait de deux producteurs d’alcool illégaux et d’un cochon, de paris et de problèmes avec la police. Le premier film finlandais traitait déjà d’alcool ! C’est amusant de voir à quel point ce sujet est répandu dans notre cinéma, comme dans le dernier d’Aki Kaurismäki (Les Feuilles mortes).

En parlant d’alcool. Dans le premier court métrage, une quête est organisée dans un bar pour payer un verre à Seppo Mattila qui n’en a pas les moyens. Cela se passe comme ça à Kokkola ou cela vient de votre imagination ? 

Cela vient de mon imagination mais c’est un coin de Kokkola où cela pourrait facilement arriver. Les gens prennent soin des autres et cela me semble bien refléter l’état d’esprit d’ici. Peut-être pas avec ce panier de quête précisément qu’on utilise à la messe. Lui, on l’a emprunté à une église en le ramassant au bord de la route. 

Pourquoi cet ajout d’animation dans le dernier film de la trilogie Une planète fort lointaine ?

Nous avions beaucoup d’idées, souvent un peu folles, mais nous n’avons jamais réussi à les réaliser. Le concept du dernier film c’était de faire un do it yourself sci-fi movie très bon marché. Nous voulions reproduire ces trucages faits main des premiers films et éviter à tout prix les écrans verts. Nous n’étions pas seulement inspirés par les films muets, nous visions aussi des choses très ambitieuses comme Metropolis ou Aelita, Reine de Mars. J’adore cette façon de faire sans aucun moyen digital.Nous n’avions presque aucun budget, nous n’avions pas réalisé non plus à quel point cela prenait du temps. Le résultat était trop maladroit. Ce n’était pas le plan original mais nous avons donc utilisé l’animation en dernier ressort. Finalement elle ajoute une touche enfantine et joyeuses au film que les premières tentatives ne donnaient pas. Avec l’animation, c’est ridicule comme c’est supposé être ridicule. Et c’est meilleur comme ça. 

Ces trois films mais aussi votre premier long Olli Mäki se passent à Kokkola, votre ville de naissance. Pourquoi est-elle un si bon endroit pour raconter des histoires ?

Je trouve cet endroit très relaxant. C’est plus facile de faire des films avec l’idée de s’amuser plutôt que de les faire sérieusement. Ce sont des films à très très très petit budget. Dans Les contes de Kokkola j’ai pu travailler avec des amis, mais aussi des acteurs locaux non professionnels qui habitent dans le coin. Dans le dernier film il y a aussi des scènes tournées à Karkkila, à côté d’Helsinki. L’ultime scène par exemple a été tournée dans le bar d’Aki Kaurismaki ; Qui est un cinéma en fait. 

Vos scénarios sont simples, très épurés. Pourquoi ?

Je préfère ça. Quand on a une colonne vertébrale bien claire dans un scénario, alors on peut voir les contours d’une histoire, tous les détails. En revanche, quand l’histoire est compliquée, vous devez porter tous vos efforts dessus.
Par exemple, dans Où est la maison de mon ami d’Abbas Kiarostami, le personnage prend par mégarde le cahier de son copain à l’école et doit absolument le retrouver pour lui rendre. Avec des histoires très simples comme celle-ci on peut utiliser la poésie du quotidien, cela nous permet de regarder autour et voir ce qu’il se passe. 

Vous aimez laisser place à l’improvisation ?  

Non, non, non. Mais je ne contrôle pas trop non plus mes acteurs. C’est un équilibre à avoir entre le fait que tout le monde doit bien savoir ce qu’il a à faire et rester vivant dans son interprétation. Je trouve que l’improvisation n’est pas toujours intéressante. Sur le coup cela peut sembler marrant mais avec du recul quand on retravaille dessus, souvent ça ne marche plus du tout. L’improvisation c’est bien pendant les répétitions, mais pas pendant le tournage.

Vous faites beaucoup de répétitions ?

Cela dépend. Je lis beaucoup le script avec les acteurs, nous tentons de trouver un commun accord sur la façon dont nous percevons la scène et c’est là que nous commençons à tourner. Tout le monde sait ce qu’il a à faire, quel est le sens de la scène et son but. Je n’aime pas improviser mais quand on tourne on doit quand même toujours être ouvert à de nouvelles possibilités, souvent les situations changent. D’accord, c’est le plan d’origine mais si cela ne fonctionne pas il est nécessaire d’essayer autre chose. On ne peut quand même pas appeler ça de l’improvisation. Improviser c’est trop hasardeux.

Pourquoi avoir travaillé avec des acteurs non professionnels ? 

La grande différence c’est qu’avec des non professionnels, quand on fait le casting, on cherche des personnalités. Bien sûr c’est pareil avec des professionnels mais les acteurs savent jouer un rôle et peuvent faire tout un tas de choses différentes. Quand vous castez un amateur vous êtes amoureux de son caractère et vous voulez le retrouver dans votre film. Dans Compartiment n°6 par exemple, les deux personnages vont dormir chez une vieille dame. La scène se passe dans sa propre maison. C’est d’ailleurs la maison qui nous intéressait et qu’on avait repérée pour le tournage. Nous sommes allés parler à sa propriétaire et nous sommes restés 3 jours avec elle ! Finalement, c’était super de l’avoir dans le champ. 

Vous pouvez nous parler de votre prochain film ? 

Je ne suis pas autorisé à en parler. Tout ce que je peux dire c’est qu’il sera en couleur, ça je peux le promettre. Qu’il y aura des dialogues, du son et ce genre d’épices contemporaines. Très moderne… mais qui se situe dans le passé.

En attendant, avez-vous une recommandation de film finlandais à nous donner ? 

Il y a le film The Missile réalisé par Miia Tervo avec Oona Airola, l’actrice qui joue la femme d’Olli Mäki. C’est un film basé sur une étrange histoire vraie. Un missile soviétique qui s’écrase en Finlande et tout le monde fait comme si rien ne s’était passé. Personne ne veut en parler. Sauf une journaliste. C’est drôle et ça parle aussi de cette idée de frontière géographique dans le sens « c’est mon espace, n’entre pas dedans ». 

Les Contes de Kokkola – une trilogie finlandaise, en salles le 26 mars.