Sound of falling de Mascha Schilinski
Par Pierre Charpilloz.
Le corps de ferme est immense. Autrefois, il abritait la grande famille au complet, les oncles, les tantes, les cousins et les domestiques. Construit au début du siècle, ses vieilles pierres ont vu bien des drames et préservent le souvenir des disparus. Cent ans de vies passées au sein d’une demeure, raconté dans le désordre et par bribes : le dispositif n’est pas sans rappeler celui de quelques films de fantômes – de Ghost Story à Présence – et évoque plus directement le récent Here de Robert Zemeckis. On y suit essentiellement plusieurs jeunes personnages féminins, enfants et adolescentes, à divers grandes périodes de la ferme, des années 1900 au XXIe siècle.
Complexe, le film de Mascha Schilinski ne se donne pas si facilement, laissant volontairement certains éléments des intrigues et des personnages flous, opaques. Mais il est comme ces vieux albums de famille que l’on feuillette curieux et mélancolique. Ces visages que l’on découvre sur des photos fanées nous sont inconnus, éloignés par des générations. Mais parfois, quelque chose dans le regard de ces aïeuls oubliés, un air distant, les yeux dans le vague ou un sourire en coin, nous font ressentir une étrange et intense émotion, comme si un peu d’une vie secrète nous avait été transmise. C’est cette émotion rare qui submerge dans Sound of Falling. Le thème de la photographie est par ailleurs récurrent tout du long, s’attardant en particulier sur ces corps fantomatiques, en mouvement au moment du flash, que le film photographique n’a pas tout à fait impressionné, mais dont il reste comme une ombre. Des images dignes d’un film d’horreur, genre dont plus d’une fois, Mascha Schilinski, avec un goût très Allemand pour le gothique, s’en approche.
Les traces du passé
Sound of Falling a beau être une réflexion sur l’usage de la photographie, le film laisse aussi une part belle au travail du son (le choix du titre n’est évidemment pas inopportun). En jouant sur les silences et les effets sonores d’une manière que n’aurait pas renié Jonathan Glazer, la réalisatrice rond avec les conventions du cinéma réaliste pour être, paradoxalement, au plus près du réel. L’air de l’été, l’eau qui immerge le corps, les morsures de sangsues et la peau qui flétrie… Sound of Falling est un film d’évocations sensorielles, de moments dont seules les vieilles granges et quelques photographies se souviennent.
Si ces personnages sont aussi bien saisis, c’est aussi grâce à l’attention portée par la réalisatrice aux reconstitutions, décors, costumes et visages des comédiens. Il semble vraiment s’incarner de vieilles photos noir et blanc aux bords brulés du début du siècle, ou bien des Polaroïds à l’exposition aléatoire d’une soirée trop arrosée dans les années 1960. Mais plus encore que la reconstitution sérieuse et fidèle d’une époque, Mascha Schilinski saisie l’âme du passé. Celle d’une famille de propriétaires terriens déclinants aux derniers jours de l’Empire, emprunte de superstitions, de rigueur protestante, de labeur et de petits bonheurs quotidiens. Les corps sont engoncés dans de perpétuels vêtements de deuil. A l’étage, un jeune oncle est prisonnier de sa chambre depuis qu’un évènement dont plus personne ne parle lui a fait perdre du jambe. La mort est omniprésente, et dans l’entrée, un autel leur est dédié, collectionnant les images de proches disparus photographiés peu de temps après leur décès, figés dans une macabre mise en scène. Des décennies plus tard, les paysans wilhelmiens ont laissé place à des agriculteurs est-allemands. C’est l’époque où l’on se baigne dans les rivières. On vit la moitié de l’année dehors, et les jeunes sortent les soirs d’été en discothèque. Mais les tabous ont la vie dure et les secrets de famille sont aussi tragiques et violents, d’une époque à l’autre. En 2021, Kornel Mundruczo racontait l’héritage de la Shoah sur plusieurs génération d’une famille juive dans Evolution. Le film de Masha Schilinski n’est pas aussi didactique, mais les deux cinéastes partagent un goût similaire pour les mises en scène époustouflantes et maîtrisées, et surtout, on y retrouve cette même idée psychanalytique de l’héritage des douleurs passées transmis de génération en génération. Des instants suspendus dont la trace continue de marquer les murs. Un vrai film de fantômes, qui hantent longtemps.

Sound of falling, en salles prochainement.