Joachim Trier (Valeur sentimentale) : « Je veux un monde plus doux, une réconciliation »


Nous le rencontrons sur un rooftop cannois, quelques heures avant lannonce de son Grand Prix pour Valeur sentimentale (en salles le 20 août). Hypersensible et méticuleux, Joachim Trier (Oslo, 31 août ; Julie (en 12 chapitres)) met en scène un grand réalisateur et père indigne (Stellan Skarsgard), qui réapparaît dans la vie de ses deux filles pour proposer à celle qui est actrice (Renate Reinsve) de jouer dans un de ses derniers films. Au cinéma comme dans la vie, il réclame de la douceur. Par Alice De Brancion. Photo Dransi.

Vous traitez différents sujets simultanément : le nazisme et l’occupation en Norvège, une histoire parent-enfants, l’art… Et vous ne choisissez pas pour nous le thème qui va primer.

J’aime la fragmentation dans le storytelling. Laisser de l’espace pour que le public mette en place les pièces différemment, remplisse les vides. Si j’ai de la chance, les spectateurs le verront deux fois et auront une perspective différente.

La place de la famille et des relations entre le père et ses deux filles est tout de même, semble-t-il, le sujet central…

En un sens, ce film est la triste histoire d’amour entre un père et sa fille. Ils se ressemblent mais ne parviennent pas à échanger. Je pense que beaucoup de gens font cette expérience. Ils ont une solitude partagée. Pour moi, c’est la grande question de l’humanité. Je ne suis pas intéressé par la polarisation, je veux un monde plus doux, une réconciliation, un monde qui s’écouterait et se regarderait. Ça manque de plus en plus, mais je pense que le cinéma permet de se confronter à l’autre. C’est la dynamique d’être proche et pourtant si éloigné qui m’intéresse. Un merveilleux écrivain norvégien, Karl Ove Knausgard, me demandait : « Qu’est-ce que tu dis à tes enfants ? » J’ai répondu : « Il faut avoir de l’espoir. Je crois en l’humanité. »

Vous avez donc construit votre film en ayant cette approche très intellectualisée 

Il y a évidemment une approche formelle : le son, l’image, la performance. Mais c’est un mélange : d’un côté, beaucoup d’analyse en amont et de l’autre, la découverte permanente pendant le processus de création ; processus qui s’est terminé la semaine dernière. Jusqu’au dernier moment, j’ai continué à découvrir des choses : en montage, quand je travaillais avec les acteurs, dans toute les étapes de construction et même en le visionnant aujourd’hui. Travailler la matière d’un film c’est un mélange d’émotions, d’intellectualisation et d’artisanat. Il ne faut pas oublier que l’art, c’est aussi beaucoup de l’artisanat.

Le personnage principal est un réalisateur. Est-ce que vous avez mis dans sa bouche ce que vous vouliez dire sur l’art ou à votre équipe ?

Je n’ai pas pensé : je fais un film sur un réalisateur, donc c’est moi. Je l’ai regardé, du point de vue de la dynamique familiale, comme quelqu’un d’une génération plus ancienne, qui ne sait pas ses émotions dans sa vie mais en est capable dans son art.

La révélation du film, c’est aussi Inga Ibsdotter Lilleaas qui joue la petite sœur de Renate Reinsve…

Elle est incroyable. Il n’y a rien de faux en elle, tout est très lucide, droit, clair, il y a une transparence dans sa performance. Un des plus beaux moments de la projection cannoise, que j’espérais secrètement et qui est arrivé, c’est lorsque la caméra s’est arrêtée sur elle lors des applaudissements. La salle a explosé, ça a été une consécration. J’ai été ému aux larmes.

Vous faites d’ailleurs dire au personnage du réalisateur que ses collaborateurs sont comme une seconde famille…

Je suis en désaccord avec Gustav à propos de beaucoup de choses, mais là suis en accord avec lui ! Par contre, sa manière de diriger ses actrices en les manipulant, ça j’essaye d’éviter (rires). Je demande aux actrices d’être responsables de leur rôle mais je ne réponds pas à leurs questions par d’autres questions. J’essaie de transmettre quelque chose, d’être plus direct. C’est la différence fondamentale entre Gustav et moi. 

Vous mettez aussi en miroir le personnage d’Elle Fanning et celui de Renate Reinsve, mais d’une manière qui n’est pas compétitive. Ce sont deux femmes actrices qui abordent le jeu de manières radicalement différentes.

J’en ai beaucoup parlé avec Elle (Fanning). Dans un sens elles sont le ying et le yang du film. Renate dit que son personnage, Nora Borg, essaie de se cacher derrière ses rôles. Pour le personnage de Elle Fanning, c’est l’inverse : elle veut des rôles plus proches d’elle. Et les deux sont aussi valables et légitimes.

Elle Fanning joue Rachel, une actrice pas toujours juste dans son jeu. Est-ce difficile d’interpréter une actrice qui joue légèrement à côté ?

C’est en effet extrêmement dur. Il faut vraiment être d’une précision extrême. Mais Elle Fanning a une technique incroyable. Et c’est d’autant plus admirable que c’est ingrat !

Vous interrogez aussi la question du vieillissement chez l’artiste, thème assez rarement abordé…

Le film parle du temps qui passe et des choses qui arrivent à leur fin. Et surtout du fait qu’il faut se réconcilier autant que faire se peut, avant qu’il ne soit trop tard. C’est aussi une réflexion sur l’industrie du film : pendant un temps, on fait partie du cirque et tout d’un coup le cirque avance sans nous et on se retrouve derrière. C’est quelque chose dont tout le monde a peur. Gustav a environ 25 ans de plus que moi, mais c’est quelque chose que je ressens comme lui : quand sera mon dernier rodéo ? 

Valeur sentimentale, en salles le 20 août.