À la lueur de la chandelle d’André Gil Mata

Par Pierre Charpilloz.

C’est une grande et vieille maison aux murs en faïence typiques de cette région du nord du Portugal. Une demeure faite de longs couloirs et de hauts plafonds, qui avait dû être belle autrefois. Mais les azulejos sont abîmés, le parquet grince et les maigres fenêtres laissent entrer trop peu de lumière. La cuisine et la salle de bains auraient bien besoin d’une réfection. Cette maison, c’est celle d’Alzira et de sa domestique Beatriz. Ce sont deux vieilles femmes, leurs visages sont marqués, leurs corps fatigués. André Gil Mata, dont c’est le deuxième long-métrage de fiction, raconte leur quotidien, entremêlé de flash-backs. Une leçon de piano ou un mariage par défaut, toujours dans la maison.

Les époques se succèdent et se mélangent, mais jamais la caméra d’André Gil Mata (et de son chef opérateur Frederico Lobo) ne quitte le foyer. On y pénètre par un long travelling, dévoilant du jardin la vue sur le clocher voisin, le vieil arbre et la niche du chien. Ce qui n’est pas sans rappeler les précises descriptions d’appartements par Georges Perec au début des Choses ou dans La Vie mode d’emploi. André Gil Mata compose des plans avec une infinie précision et beaucoup de délicatesse, qui évoquent les peintures du maître danois Vilhelm Hammershøi. Comme elles, À la lueur de la chandelle est une réflexion poétique sur la domesticité, et plus précisément, sur ce que la domesticité fait aux femmes. Beatriz sert sa patronne Alzira, qui elle-même sert son mari. Un plan édifiant nous montre Alzira servir le thé, tandis qu’à l’arrière, en cuisine, on voit Beatriz plier du linge. On n’entendra jamais le mari, ombre cachée derrière son journal ou sous son Fedora, décocher un mot – si ce n’est une pénible demande en mariage dans une séquence de flash-back. Mais Alzira et Beatriz ne parlent guère plus, et encore moins entre elles. Il semble qu’elles n’ont plus rien à se dire, épuisées chacune de la présence de l’autre.

L’héritage du maître Béla Tarr

C’est là que le film est particulièrement cruel. On pourrait croire à une solidarité féminine, unies dans le labeur des tâches quotidiennes. Mais c’est oublier la différence de classe. Comme dans La Porte de Magda Szabó, la relation patronne-domestique est faite de jalousie et de petites méchancetés. Alzira déteste Beatriz, et réciproquement. Le personnage d’Alzira est inspiré de la grand-mère du cinéaste, qu’il a cherché à comprendre. Il nous livre un portrait tendre et sévère d’une femme qui toute sa vie a été condamnée à accepter les décisions des autres, et dut mettre ses rêves de côté pour devenir une femme au foyer bien comme il faut. Face à elle, une domestique qui n’a jamais eu l’opportunité de tomber amoureuse mais considère les enfants des autres comme les siens. Des destins somme toute banals, des vies bien ordinaires.

Aussi beau que désespéré, passionnant et hermétique, le nouveau film d’André Gil Mata s’inscrit dans l’héritage de son maître Béla Tarr (dont il fut l’élève). Une œuvre exigeante, à la narration non linéaire – dont la très belle photographie sur une pellicule abîmée évoque à son tour un film ancien. Mais, jamais le long-métrage n’est opaque. On en sort avec le sentiment de bien connaître cette maison, les non-dits qui imprègnent ses murs, les mêmes repas, mille fois répétés et l’histoire semblable de grand-mères que l’on connaît depuis toujours mais que l’on ne voit pas assez. Sauf que cette fois, on gardera en nous le souvenir du temps passé. Pierre Charpilloz

À la lueur de la chandelle, en salles le 9 avril.