A New Old Play de Qiu Jiongjiong
Par Adrien Roche.
Qiu Fu, personnage inspiré par le grand-père du réalisateur Qiu Jiongjiong, est le clown d’une troupe d’opéra du Sichuan. Au début de A New Old Play, Tête de bœuf et Visage de cheval, guides des enfers dans bon nombre de religions populaires chinoises, l’accompagnent à travers les limbes. Ces passeurs de l’au-delà l’entraînent dans un voyage rétrospectif où le souvenir se mêle à l’imaginaire. Vie et mort se confondent, tandis que le protagoniste revit les chamboulements historiques qui ont parsemé son existence et celle de la Chine du XXe siècle. Qiu Fu traverse des décors de théâtre à l’image de ceux qu’il a fréquentés toute sa vie, et dans lesquels le cinéaste Qiu Jiongjiong a baigné durant son enfance.
Le dispositif formel désarçonne et, bien sûr, attise la curiosité. Imaginez Wes Anderson poussant tous ses curseurs au maximum, ou bien Peter Greenway aux commandes d’un opéra du Sichuan, avec une pointe de Bi Gan. Peut-être alors parviendrez-vous à vous faire une idée de l’esthétique de A New Old Play, œuvre hybride aux airs d’ovni. Le cinéaste célèbre un art menacé avec une liberté visuelle rare : décors volontairement factices, effets visuels rudimentaires, compositions picturales soignées. La mer n’est qu’une nappe bleue agitée à la main, les villages sont des maquettes, les bombardements sont évoqués par des toiles déchirées. Une esthétique du faux, revendiquée et joyeusement excessive.
Un grand voyage vers la Chine
La chute de la dynastie Qing, les ravages de l’opium, la Seconde Guerre mondiale, le régime communiste de Mao… Ces événements sont familiers du cinéma chinois, mais Qiu Jiongjiong se démarque des récits et traitements traditionnels de par un ton résolument ironique. Le réalisateur choisit le rire, la dérision et parfois l’absurde, pour évoquer les violences et les dérives du pouvoir. La théâtralité assumée rompt ainsi avec tout réalisme pour mieux styliser et raconter l’Histoire. Mais derrière le masque du clown se dessine aussi une réflexion douce-amère sur la condition de l’artiste, dans un pays où l’art est sans cesse instrumentalisé, réprimé puis réhabilité selon les vents politiques. Le théâtre est alors vu comme un refuge que les gouvernements écrasent à coups de censure, voire de torture. Qiu Jiongjiong dresse ainsi le portrait d’un pays plongé dans le chaos, dont la mutation n’a cessé de détruire sa population. Le ton ironique est parfois délaissé pour des images bien plus réalistes et glaçantes : les premiers plans sur les nouveaux habitants des enfers sont effrayants d’authenticité. Les portraits défilent avec une froideur désarmante, et pourraient presque être tirés d’un documentaire – le genre de prédilection de Qiu Jiongjiong, avant qu’il ne se lance dans la fiction. C’est ainsi qu’on apprend, la caméra braquée sur le visage creusé d’un enfant, que ce dernier est mort parce que sa mère, pendant la famine, a dû faire un choix entre lui et son frère. Véritable brûlot politique, A New Old Play voit son propos accentué jusque dans les moindres détails : on remarque par exemple l’utilisation de caractères chinois traditionnels sur les décors et dans les messages textuels à l’écran, plus généralement utilisés à Taïwan, Hong Kong et Macao, en opposition aux caractères simplifiés utilisés en Chine continentale. Voici une fantasmagorie artisanale et flamboyante qui, sous ses atours de rêve, en appelle à la refondation totale du système. Extraordinaire, dans tous les sens du terme.

A New Old Play, en salles le 11 juin.