Ariane Labed : « Trop d’actrices ont disparu après avoir pris la parole »

« Les artistes ont le pouvoir », clamait Francis Ford Coppola durant la promo de Megalopolis. Ce mot d’ordre utopique revient désormais dans la bouche d’Ariane Labed. Poing levé contre les dérives du cinéma d’auteur français, drapeau palestinien épinglé sur le revers de son manteau, l’actrice et cinéaste présentait l’automne dernier au Festival international du film de La Roche-sur-Yon son premier long-métrage, September & July (en salles le 19 février), d’après le roman Sisters de Daisy Johnson. Une histoire de sororité contrariée qui vient « toucher un point de frottement » chez une comédienne profondément travaillée par la violence sous toutes ses formes. Rencontre. Par Boris Szames, à La Roche-sur-Yon // Photos : Astrid Karoual

On vous prend souvent pour une actrice grecque, alors que vous êtes française. Doù vient cette méprise ?

Je suis même berrichonne ! Ma famille est originaire de Bourges. C’est nettement moins exotique… J’ai grandi dans un univers francophone d’expats, entre la Grèce et l’Allemagne. Quand mes parents sont revenus en France, on m’a dit : « Voilà, cest ton pays. » J’ai eu un énorme problème d’adaptation, parce que je me sentais étrangère. Comme j’arrivais d’Allemagne, les collégiens me surnommaient « la Nazie ». Ça m’a convaincue de repartir le plus vite possible. J’ai suivi un cursus en théâtre à la fac d’Aix-Marseille et je suis repartie en Grèce puis à Londres, où j’ai vécu dix ans. Et aujourd’hui, je vis à nouveau en Grèce. J’ai beaucoup moins vécu en France qu’à l’étranger, finalement.

Vous êtes venue au cinéma par la danse et le théâtre expérimental. Ce bagage vous accompagne dans votre travail dactrice et de cinéaste ?

J’en garde surtout une manière très intuitive de comprendre le monde. Le langage ne m’inspire pas totalement confiance. Cette défiance à l’égard des mots me vient peut-être du sentiment d’être une éternelle étrangère. La langue n’est donc pas souvent le meilleur outil à ma disposition pour appréhender l’autre. Mon travail consiste essentiellement à ramener le personnage à son corps. Quand on prépare un film ou une série, c’est difficile de dégager le temps nécessaire à ce processus créatif. Sur la série LOpéra, où j’incarne une danseuse étoile, j’ai bénéficié de six mois de préparation intense. Cette physicalité a nourri de manière très concrète la psychologie du personnage, sans avoir à l’intellectualiser à outrance. Quand on a les pieds qui saignent ou qu’on porte des faux ongles, on joue forcément de manière différente.

Vous sentez aussi une défiance à l’égard de limage ?

L’image est restée longtemps l’ennemie, oui. La forme de théâtre que je pratiquais donnait la priorité à la performance, donc au temps présent. La simple idée du personnage était même bannie. Devenir une actrice de cinéma ne m’est jamais venu à l’esprit, dans ma jeunesse. Il y avait une sorte de mépris dans ce rejet catégorique. Ma rencontre avec la réalisatrice grecque Athiná-Rachél Tsangári a tout changé. La plupart des cinéastes que j’admirais jusqu’alors fabriquaient des femmes modèles, un peu vaporeuses. Ça n’était pas l’espace dans lequel je souhaitais m’exprimer. L’approche d’Athiná se rapprochait beaucoup plus du théâtre que je pratiquais. Attenberg (2010) m’a prouvé qu’on pouvait non seulement être femme et réaliser des films à sa manière, mais aussi ne pas être glamourisée en tant qu’actrice. Les œuvres de Chantal Akerman m’ont énormément accompagnée pendant le tournage du film. C’était mon phare dans la nuit. J’ai découvert ensuite des cinéastes plus contemporaines, notamment Kelly Reichardt et Alice Rohrwacher.

« Quand on a les pieds qui saignent, on joue différemment »

On retrouve aussi cette approche expérimentale sur les tournages de Yórgos Lánthimos, qui vous a dirigée dans Alps et The Lobster ?

Son travail avec les acteurs est en grande partie organique. Yórgos accorde plus d’espace à l’improvisation, mais il ne sacrifie rien à la chorégraphie. L’expérimentation provient davantage de la forme des récits qu’il explore. Chacun de ses films lui donne l’envie d’essayer un nouvel outil. Le plateau de tournage est son terrain de jeu. Moi, j’ai besoin de passer par la chorégraphie pour trouver la matière d’un personnage.

On a lhabitude de vous voir dans des univers très masculins à l’écran. Ça influence aussi votre jeu ?

L’environnement modifie en profondeur le rapport au corps, comme dans Fidelio de Lucie Borleteau, où j’étais entourée d’hommes sur un énorme cargo. Lucie explorait le désir féminin à travers un personnage de mécanicienne. C’était jouissif de voir tous ces bonshommes à son service. Il y avait quelque chose de galvanisant dans cette expérience. C’est certainement pour ça que j’aime travailler avec des réalisatrices. Et puis, c’est beau de voir une femme capitaine. 

© Astrid Keroual

Vous incarnez souvent des personnages à la lisière de lanimalité. On sent un besoin de vous mettre physiquement en danger…

J’ai effectivement un rapport grisant au danger. Il m’est arrivé de jouer avec les limites, sur certains films. Ça a été le cas sur le tournage d’Alps et de LOpéra. Je n’étais pas forcément bien entourée et, forcément, j’ai fini par me blesser. Tout excitantes qu’elles puissent être, ces prises de risque relèvent de ma seule responsabilité face à un challenge que je me suis assigné. Ce travail parfois douloureux est aussi une manière de se réapproprier son corps. Ça ne doit émaner en aucune manière de la pression d’un auteur tout-puissant qui exige je ne sais quelle absurdité de son acteur ou de son actrice.

Vous avez un rapport plutôt décomplexé à la nudité. Vous vous assignez des limites ?

Je considère mon corps comme un outil de narration, la nudité ne me dérange pas – je suis beaucoup plus pudique dans la vie. J’ai tourné pas mal de scènes de nu frontal et je préfère, en général, quand elles s’inscrivent hors du cadre sexuel. C’est une manière belle et puissante d’exposer un personnage sans le glamouriser. Certains font des tatouages pour se réapproprier leur corps ; moi, je fais du nu. Quand j’écrivais September Says, je voulais montrer l’intimité de deux sœurs de 15 et 16 ans. Cette intimité passe notamment par des scènes où les personnages se voient nus de manière naturelle et décomplexée. Mais les actrices ont posé leurs limites et j’ai abandonné mon idée. Ça ne m’a pas empêchée de parler de sexe et de désir mais sans produire de contenus pédocriminels (les personnages ont 15 et 16 ans). Au cinéma, les scènes de sexe sont rarement pensées et se ressemblent toutes.

Il y a une scène de sexe non simulée avec pénétration dans Attenberg

Tout dépend du regard posé sur la scène. Avec une femme, je peux aller beaucoup plus loin que sous le regard d’un homme, c’est certain. Je ne me refuse rien par principe. Les limites dépendent de mes envies à un moment donné. Malgré la nuit (2015) est né de ma rencontre avec Philippe Grandrieux, la personnalité la plus douce qui soit. Les scènes de sexe dans le film – et il y en a beaucoup – sont suresthétisées, mais il n’y a rien de vaporeux. Philippe s’intéressait davantage à la violence qu’au sexe pur. Sinon, je trouve le porno beaucoup moins dangereux que le fait de filmer des scènes de sexe où l’on voit juste un mec donner deux coups de rein et la femme jouir par miracle. Il faut montrer des modes de sexualité autres que ceux qui survalorisent les hommes sans égard pour le plaisir féminin.

« Chantal Akerman a été mon phare dans la nuit »

À Cannes, on vous a vue poser mains croisées sur la bouche comme Judith Godrèche. À la Mostra, vous aviez écrit sur votre poitrine le hashtag « NoMoreHonorsForAbusers ». Montrer son corps, cest aussi un geste politique ?

Tout à fait. J’aimerais beaucoup que mes collègues le considèrent aussi. Le choix du projet auquel on offre notre corps et les images que l’on produit doivent être pensés de manière tout autant politique. Les acteurs et les actrices ne peuvent pas se dédouaner. On nous menace tellement de perdre notre carrière si on exprime une opinion politique, qu’elle soit verbale ou corporelle… Tout le monde est tétanisé, malheureusement. Cette peur est palpable en France. Beaucoup trop d’actrices ont disparu après avoir pris la parole.

Quest-ce qui permet ces dérives en France, selon vous ?

Il faut tout bonnement rayer de la carte le concept d’auteur tout-puissant, même quand on le passe au féminin. C’est une mécanique de domination, donc mortifère et dangereuse. L’idée de l’auteur-génie reproduit un schéma patriarcal hérité de la Nouvelle Vague, un mouvement essentiellement masculin. On ne peut pas se prendre pour un dieu sur un plateau quand on pratique un art aussi collectif que le cinéma. C’est un non-sens total. Des réalisatrices d’une soixantaine d’années exercent les mêmes oppressions au nom de ce statut. Le cinéma d’auteur, pratiqué de cette façon, ne tient plus qu’à un fil. Les héritiers de la Nouvelle Vague vont bientôt arrêter de faire des films. J’aimerais croire qu’un changement se profile.

On trouve encore des exemples récents dactrices manipulées par des cinéastes pour les besoins dun film.

Cette idée de monstre sacré qui peut puiser à loisir dans les traumas de chacun.e est un désastre. Un acteur ou une actrice s’offre de manière presque mystique à un.e cinéaste. Mais pour ça, il faut un environnement extrêmement bienveillant de collaboration, sans aucune forme de domination. Je ne peux pas envisager mon travail de réalisatrice autrement. C’est une vérité pratique : seule, je ne suis rien. Chaque personne sur le plateau a son mot à dire. Ça me vient certainement du théâtre, que j’ai pratiqué de façon collective.

Dans September Says, vous montrez un rapport de domination pervers entre une adolescente et sa petite sœur. La sororité peut masquer ce genre de mécanisme, selon vous ?

Ça m’ennuie de répondre par l’affirmative. Bien sûr, il faut dépeindre des personnages féminins suffisamment complexes pour être cruels. La sororité, comme d’autres types de relations, est une expérience humaine. Il y a donc toujours possibilité d’exercer une certaine violence ou de reproduire des mécanismes de domination. D’une manière générale, le problème vient toujours de l’abuseur, pas de la personne en état de vulnérabilité. J’aimerais rappeler ça à Caroline Fourest quand elle interroge la responsabilité des parents de Judith Godrèche. C’est une femme vraiment dangereuse. Elle ne peut pas se revendiquer journaliste, parce qu’elle soutient des contrevérités, et encore moins féministe. Pendant la promo de son livre, les médias lui ont déroulé le tapis rouge sans lui opposer la moindre contradiction. C’est d’une violence extrême. Autant que la « feuille de route » demandée par Vincent Lindon pour l’aider à se déconstruire. On sait très bien que mettre une main aux fesses d’une femme qui n’a rien demandé, c’est mal. S’il se pose des questions, il lui suffit d’ouvrir les yeux et de faire preuve d’un tout petit peu d’empathie.

Au-delà des plateaux de tournage, les institutions ont-elles leur responsabilité ?

Bien sûr. Les institutions ont un impact direct sur ces problématiques. Ce sont les seules à pouvoir faire bouger les choses. Le CNC a commencé à mettre en place des dispositifs, mais ça ne suffit pas. On trouve maintenant des référents harcèlement sur les plateaux. Ça peut être n’importe qui : un machino, un électro, etc. Il faudrait débloquer des fonds pour former de véritables professionnels. La CPNFEF (Commission paritaire nationale emploi et formation professionnelle) travaille à la mise en place d’une formation certifiante dédiée à la coordination d’intimité, que l’ADA (Association des acteur.ices, féministe et antiraciste co-fondée par Ariane Labed, ndlr) réclame depuis plus de trois ans.

Dans un communiqué publié lannée dernière par Télérama, lADA souligne que « la majorité des rôles proposés aux acteur·ices perçu·es comme non blanc·hes sont des personnages stéréotypés, nourris par des préjugés racistes ». Comment pourrait-on libérer les imaginaires à lavenir ?

Il n’y a aucun effort énorme à fournir. Il suffit juste de se poser les bonnes questions. « Et si ce personnage était noir ou arabe ? », par exemple. Ou plus simplement : « Quest-ce que jai envie de voir ? » C’est un choix politique. En plus, ça nous fait découvrir de nouveaux visages. On voit toujours les mêmes acteurs dans les gros films français. J’en ai ras-le-bol des récits portés par des personnes valides, blanches, riches et belles. Ça fait mourir notre imaginaire. Seuls les artistes ont le pouvoir de le libérer.

Pourquoi ça bloque encore aujourdhui ?

Parce que le cinéma est un art de riches et que les élites sont blanches. Parce que les cinéastes ont besoin de « gros noms » pour financer leurs films et que les stars sont blanches. Parce que la société française est profondément raciste et qu’elle refuse de faire un travail d’introspection, notamment sur l’ère post-coloniale. Ça ne changera pas, à moins d’instaurer une politique des quotas. On pourrait accorder des subventions aux productions qui emploient un certain nombre de personnes racisées. Mais la loi française interdit de classer les gens selon leurs origines ethniques, contrairement aux États-Unis. Il faudrait donc remettre en cause un fondement de la République. Ce tabou typiquement français empêche les choses de changer.

September & July, en salles le 19 février.