Binka Jeliazkova, cinéaste révolutionnaire

Par Barnabé Volatier. 

La rediffusion en salles de La vie s’écoule silencieusement et de La Piscine  est l’occasion de découvrir ou de retrouver le travail d’une réalisatrice dont l’œuvre est marquée par la lutte. De l’autre côté du rideau de fer, derrière sa caméra, elle défait la propagande et met en scène l’éternel affrontement entre les personnes et les structures qui les oppriment.

Berlin ouest, 1989. Neuf mois avant la destruction du mur, la Berlinale bat son plein. Après la projection de son long-métrage Le ballon attaché (1967), un journaliste demande à Binka Jeliazkova si elle prévoit de réaliser un film sur la perestroïka, ces réformes de libéralisation prises par Mikhaïl Gorbatchev, qui amorcent une ouverture mais aussi l’implosion de l’URSS. Et la cinéaste bulgare de répondre, non sans ironie : « J’ai déjà fait un film sur la perestroïka, il y a trente-et-un ans. Maintenant, j’aimerais faire un film sur mon enfance. »

Avec cet anachronisme, Jeliazkova fait référence à sa première création, La vie s’écoule silencieusement (1957), récit de révolutionnaires bulgares qui, après avoir fait tomber la monarchie, perdent tout dans le rapprochement de leur gouvernement avec l’URSS : leur camaraderie, leur jeunesse et leur idéalisme. Le pouvoir en place n’ayant même plus besoin d’eux pour raconter des histoires à sa jeunesse. Un premier long-métrage implacable, nourri par la propre expérience de Binka Jeliazkova, engagée en politique depuis ses 16 ans. Ce qu’elle filme, c’est peut-être sa propre désillusion, la déconstruction du mythe révolutionnaire, dans l’exposition des mensonges dorés d’un État qui a tout intérêt à faire croire qu’il est né d’une lutte parfaite et vertueuse. La somptueuse scène d’ouverture au pied des Balkans, longue de quinze minutes, évoque un western épique avant que le film ne sombre dans la désillusion, celle des anciens combattants, et des enfants d’anciens combattants, qui témoignent à tour de rôle. La charge de Jeliazkova contre l’hypocrisie du pouvoir bulgare, parfois considéré comme « la seizième république d’URSS » sans jamais en avoir été officiellement membre, valut à son premier long-métrage d’être censuré pendant trente ans. Peut-être que la décision venait d’une pression de Moscou, peu enclin à voir la mémoire communiste remise en question. 

Le grand plongeon

Malgré tout, les futurs films de Jeliazkova seront moins ouvertement contestataires. La Piscine (1977) met en scène Bela, la fille d’une présentatrice de la télévision d’État, et sa rencontre avec deux hommes : Apostol, un architecte quarantenaire nostalgique, et Bufo, un artiste irrévérencieux de dix ans de moins. 

C’est alors la naissance de forts sentiments et de beaux moments de cinéma, dans le noir et blanc immaculé qui faisait déjà la force de La vie s’écoule silencieusement. Ici, Jeliazkova fait le pari de la subversion, du détournement, comme lorsqu’elle filme au ralenti des plongeons dans une piscine sur fond de musique classique ou que ses acteurs brisent le quatrième mur, d’un regard et d’une réplique furtifs. Mais il ne faut pas voir dans ces élans poétiques une fuite totale de la complexité de la période que le pays traverse. La réalisatrice parle tout au long du film de l’État bulgare, en brouillant les pistes, en usant de symbolisme. Les attaques étant toujours sous-entendues, elle échappe à la furie des censeurs. Un travail de contestation qui arrive à son paroxysme dans la séquence ou le trio central s’interroge sur le sens du silence. Lorsque Bufo décide d’interroger des passants à leur tour, les réponses sont édifiantes : pour l’un, le silence est associé à la défaite et à la mort. Pour l’autre : « il est d’or, parce que si on parle trop, on le paie. » La détestation de la réalisatrice pour la censure et son goût pour l’émancipation et la liberté luisent au grand jour.

Il est regrettable que des films aussi beaux, denses et maîtrisés soient restés inconnus si longtemps. Redécouvrir Binka Jeliazkova, c’est aussi se rappeler de tous les cinéastes dont on a dissimulé ou détruit le travail. D’autant plus celui des femmes cinéastes. Fallait-il dissimuler habilement la satire ou crier sa contestation haut et fort, quitte à n’être redécouverte que des années plus tard. Le cœur de la réalisatrice semble avoir toujours balancé. Espérons que nous puissions redécouvrir le reste de sa filmographie en salles, à l’image des deux films sublimes qui ressortent cet hiver.


La vie s’écoule silencieusement et La Piscine, ressortie en salles le 10 décembre