Casablanca, le plus beau film du monde
Comment parler d’un film de quatre-vingt-trois ans sur lequel tout a déjà été dit ? Un film dont on sait, publiquement, qu’il est un chef-d’œuvre, une œuvre d’art totale. Thomas Révay s’attaque à un exercice difficile mais exaltant : essayer de dire autre chose, ou plutôt, d’autres choses sur Casablanca.
Quand Michael Curtiz pénètre sur son plateau, au milieu des studios de la Warner Bros à Burbank en Californie, en mai 1942, les États-Unis sont officiellement en guerre contre le Japon et l’Allemagne depuis six mois. Casablanca est un film de propagande et ne s’en cache jamais. Depuis le 7 décembre 1941 et l’attaque de Pearl Harbor, il faut soutenir l’effort de guerre humainement, financièrement, narrativement et le tour de force de Curtiz va être d’arriver à maintenir ce fragile point d’équilibre entre le message politique, le divertissement et la bouleversante œuvre d’art qu’ils sont, son équipe et lui-même, sur le point de créer ce 25 mai 1942 quand ils clappent leur premier plan.
À cette époque, Curtiz a déjà réalisé une centaine de longs métrages en Hongrie, en Autriche ainsi qu’une trentaine de films pour la Warner. Il n’a rien d’un débutant quand le studio américain lui confie Casablanca. Une expérience évidente dès les premières scènes au Rick’s Café Américain, un jazz club de la ville marocaine cosmopolite autour duquel les deux tiers de l’intrigue vont s’organiser. En quelques secondes, Curtiz présente la plupart des personnages, les caractérise et met en place les intrigues sans se soucier de la superficie importante de son décors. Au contraire, ses coupes de montage sont vives et il ne perd pas de temps non plus avec ses mouvements de caméra. S’ajoute à ce travail de construction narrative, la mise en place de l’atmosphère si particulière et envoûtante du film. Une scène d’exposition conséquente mais jamais étouffante ou trop longue, qui souligne l’évidente maestria technique du cinéaste. Un talent sur lequel s’appuie Casablanca pour faire vivre des moments plus intimes, fragiles. La technicité de Curtiz au service d’une fresque de détails : la bague qui cache une croix de Lorraine, les larmes de Bogart qui fuit Paris seul, l’encre de la lettre de Bergman qui s’efface sous la pluie, les sauf-conduits allemands glissés dans le piano de Sam. Casablanca assemble ces petites histoires avec une sensibilité imprévisible, notamment dans les champs contre-champs de Bergman et Bogart, poignants, toujours à fleur de peau, ils sont le cœur sensible du film.
Pour autant, la grande Histoire qui fait de Casablanca un film patriotique, n’est jamais très loin. Elle infuse tout le film et se démarque particulièrement dans quelques scènes. Dans l’une des plus connues, des soldats allemands attablés au Rick’s Café Américain, entonnent Die Wacht am Rhein, un chant prussien détourné et instrumentalisé par les nazis comme chant nationaliste. Paul Henreid, qui joue le personnage de Victor Laszlo, retrouve alors les musiciens du bar et leur demande de jouer la Marseillaise, suivi par la quasi-totalité des clients du café, à l’exception des soldats allemands. C’est la grande scène visuellement et auditivement politique de Casablanca. Mais la politique est partout et d’abord dans les dialogues. Casablanca rappelle, à ceux qui découvrent le film en 1943, de quel côté de l’Histoire se sont placés les Allemands, les Français et les Américains. C’est l’une des raisons d’être de ce film et elle est parfaitement mise en place. Le cinéma américain a depuis toujours cette capacité à mêler propagande ou soft power, selon s’ils sont en temps de guerre ou de paix, à du divertissement de qualité, voire à de l’art et Casablanca en est l’exemple parfait. Une œuvre totale au service d’une machine politique. Une nécessité jamais embarrassante et c’est aussi là l’une des forces de Curtiz. D’abord parce que le film prend position du bon côté de l’Histoire mais aussi grâce à la romance de Casablanca, la grande histoire d’amour entre Bogart et Bergman. Curtiz capte chez ses deux interprètes une imprévisible fragilité et filme avec pudeur, se contente de champs-contrechamps, de regards et laisse à Bogart et Bergman la latitude suffisante pour exister ensemble et faire disparaître le reste. Casablanca est un film politique mais surtout, une romance d’une beauté déchirante. Sans doute, l’un des plus beaux films du monde.

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