Erige Sehiri (Promis le ciel) : « J’avais un sentiment d’urgence »
Présenté en ouverture d’Un Certain Regard, PROMIS LE CIEL de la réalisatrice tunisienne Erige Sehiri aborde les tensions entre Tunisiens et immigrés subsahariens avec un casting de comédiennes professionnelles (Aïssa Maïga) et non professionnelles (Laetitia Ky et Deborah Lobe Naney). Trois femmes vivent ensemble, avec une petite fille recueillie. Leurs histoires se croisent, se heurtent et s’influencent. Une question flotte pendant 1h32: est-ce que faire ce qui est juste est bien ? Propos recueillis par Alice de Brancion. Photos : Dransi
Avec Promis le ciel vous abordez une problématique peu connue du grand public : le racisme des Tunisiens et la violence étatique à l’égard des immigrés subsaharien…
Je vis une partie de l’année en Tunisie. Je le vois, je l’entends ce racisme. J’ai grandi en entendant les gens dire « les Africains ». Ça me faisait sourire parce que nous les Tunisiens, nous sommes aussi Africains. Dans le film, je m’interroge sur une chose qui prend beaucoup de place dans ma vie : comment parle-t-on de l’autre alors que nous sommes tous et toutes l’autre de quelqu’un ?
Vous avez commencé en tant que documentariste et vous signez, ici, un film très politique. Pourquoi passer par la fiction ?
L’école du documentaire est la plus grande qui existe pour le cinéma. J’ai commencé par ça puis j’ai bifurqué vers la fiction avec Sous les figues (2021). C’était le confinement en Tunisie et on ne pouvait pas se déplacer, il fallait donc tourner dans un seul lieu. Ça m’a contraint à adopter une forme hybride : travailler avec des gens de la vraie vie, des travailleurs agricoles, mais aussi – puisqu’il fallait tourner dans un seul décor – scénariser des situations, construire quelque chose de très intense en y intégrant des acteurs. Ça n’était donc plus du documentaire et c’est là où la bascule s’est faite. J’ai adoré cette liberté, la toute puissance du scénario !Y’a-t-il également cette hybridation dans Promis le ciel ? Des choses du réel qui ont fait irruption sur le tournage ?
Il y a les deux : des choses qui devaient se passer et qui ne se sont pas passées et des choses qui n’auraient pas dû se passer et qui se sont passées ! Il y a des scènes qu’on avait écrites et qu’on n’a finalement pas tourné mais qui se sont passées dans la vie, comme l’arrestation d’un pasteur pendant qu’on tournait le film. Et puis il y a eu une bagarre entre enfants congolais et enfants tunisiens pour des bouteilles de plastique dont on a été témoin pendant le tournage, qu’on a reconstituée. Et il y a également eu des moments où on a improvisé : la scène de l’anniversaire de Naney n’était pas du tout prévue, c’était mon anniversaire et l’équipe m’avait offert un gâteau. On était en fin de journée et il y avait une très belle lumière. Je me suis dit : pourquoi est-ce qu’on ne tournerait pas un anniversaire ? Les choses se sont enchaînées un peu comme ça et c’est ça aussi les tournages, il faut s’amuser !

Et dans le choix de vos actrices, l’aspect humain importe ?
C’est un choix humain avant toute chose ! Aïssa Maïga, je l’ai choisie non pas du fait de sa notoriété, mais de ses engagements. Elle joue une pasteure qui porte sa communauté, il fallait donc que l’actrice qui joue ce rôle soit engagée dans la vie. Laetitia Ky, qui joue une étudiante indépendante, est une artiste. Et les artistes ont cette volonté d’être uniques. Dans le film, je trouvais intéressant qu’il y ait un personnage qui veut se différencier de sa communauté. Ce n’est pas parce qu’on est arabe ou noir qu’on doit porter tous les malheurs et être systématiquement porte-parole d’une cause. L’individualité existe. Naney, quant à elle, joue une jeune mère qui veut traverser la Méditerranée en quête d’un avenir meilleur. Quand je l’ai rencontrée, elle était exactement dans ce questionnement et c’est un peu sa propre histoire dans le film.
Vous avez tourné en cinq semaines, c’est extrêmement court !
Oui c’était difficile pour moi. Comment créer un groupe et des interactions réelles si on n’a pas de temps ? Quand je tourne j’ai besoin de prendre le temps, j’ai besoin que les relations se mettent en place naturellement. Donc tout a été un peu chaotique : j’avais une enfant sur le plateau, et une enfant ça pleure, ça rit, ça fatigue. Aïssa Maïga est arrivée sur le projet une ou deux semaines avant le tournage. On n’a pas fait de répétitions. Ça a donné lieu à des expérimentations, on a essayé des choses ! (rires)
Pourquoi tourner de manière si resserrée ?
Parce qu’il y a des contraintes financières ! Et j’avais un sentiment d’urgence, j’avais peur de ne plus pouvoir tourner le film en Tunisie. C’est un sujet politique extrêmement sensible. La Tunisie traverse une période instable et on ne savait pas si on pourrait encore faire ce film dans un an.

© Dransi
Promis le ciel, en salles prochainement.