Qiu Jiongjiong (A New Old Play) : « J’ai imaginé la vie en enfer comme un road movie »

Artiste magicien et plasticien, le documentariste Qiu Jiongjiong a reçu le Grand Prix du Jury à Locarno pour A New Old Play, une fresque historique de 3 heures dans le milieu de l’Opéra du Sichuan. Rencontre avec un auteur malicieux, qui lie geste traditionnel, inventivité folle et slapstick chinois. Propos recueillis par Romain Daum.

Qu’est-ce qui vous a amené à faire ce film ?

En 2007 mon grand-père a écrit une auto-biographie. Comme je suis aussi peintre il m’a demandé de l’illustrer. J’ai donc passé 2 mois à dessiner sa vie. Mais j’ai eu le sentiment que ce n’était pas assez et j’ai eu envie de raconter à travers la fiction, rêvée depuis longtemps. J’ai grandi dans la troupe de l’Opéra de Sichuan, donc cette histoire que j’ai vécue m’a donné beaucoup d’inspiration, a façonnée ma façon de voir, de connaître le monde. De plus mon grand-père est également un clown. L’esprit du clown, qui consiste à voir le monde avec un certain humour, est quelque chose très proche de l’esprit d u cinéma d’auteur et il m’a beaucoup marqué.

Que vous évoque la figure du clown ?

La Chine est un vaste territoire, et moi, je viens de la province du Sichuan, avec ses pandas et sa cuisine très pimentée. Les sichuanais ont la réputation de vivre avec beaucoup d’humour, avec un goût prononcé pour la caricature. Que ce soit à travers des évènements tragiques et douloureux ou dans la vie quotidienne, il y a cet esprit de tout vivre avec humour. J’essaye de vivre avec cet esprit du Sichuan. Ayant grandi 10 ans dans l’Opéra Sichuanais, l’humour s’est aussi doublé pour moi d’un esprit critique.

Vous dites que vous avez voulu raconter l’histoire « avec ceux qui seuls sont capables d’en parler ». Comment avez-vous dirigé les acteurs dans ce premier film de fiction ?

On a tourné avec des amis et de la famille. Je suis retourné dans la ville où j’ai grandi et j’ai tourné avec des professionnels comme des non-professionnels, mais qu’avec des gens que je connais depuis très longtemps. Également pour les besoins du film, on a entièrement tourné en studio, ce qui a paradoxalement aidé : tout le monde sent que c’est faux mais comme on fait partie de cette communauté les acteurs étaient aussi à l’aise qu’à la maison. C’était presque comme dans le documentaire : les acteurs jouent, et ils vivent. A New Old Play se place peut-être entre documentaire et fiction. Je suis en train de finir un prochain film, cette fois-ci seulement avec des acteurs professionnels.

Qu’en est-il du processus d’écriture ?

La mise en regard de la vie et la mort structure mes créations artistiques. Ensuite, j’ai imaginé la vie terrestre et la vie en enfer. Concernant la structure cinématographique, j’ai imaginé comme un road movie à travers les Enfers. Là-dessus, ce qui m’intéresse toujours est d’interpréter les grands récits historiques à travers le petit peuple, les individus modestes. Lorsque mon grand-père revoit sa vie terrestre, c’est une sorte de théâtre dans le théâtre, une structure assez classique dans l’opéra chinois, et même occidental. C’est aussi pourquoi le film s’appelle New Old Play : ma création renouvelle un récit immémorial ; tout en conservant une structure classique.

Cette troupe de l’Opéra du Sichuan, que représente-t-elle dans la culture populaire, avant et après 1949 et le changement de régime que connaît la Chine ?

Avant 1949, les comédiens de l’Opéra sont issus d’une couche assez basse dans la société. Ils vivent de petits mécénats, comme on voit dans le film, et sont nomades. Après 1949, l’art doit être au service du peuple et les acteurs sont désormais sous la surveillance du Ministère de la Propagande. Ils se mettent alors en scène pour instruire le peuple. Ils deviennent salariés de l’État, gagnent même un statut social et un certain prestige. Chez eux, le sentiment est plutôt de l’ordre de la satisfaction d’avoir cette reconnaissance du gouvernement et des spectateurs. Mais ces comédiens ont aussi une fonction de propagande pour relayer le discours du Parti Communiste chinois. Ils sont en quelque sorte des représentants du gouvernement. Cette troupe porte le nom de « Nouvelle Troupe ». En revanche, malgré les mouvements sociaux et politiques que subit le pays sans arrêt – et qu’on voit dans le film –, les acteurs de la Nouvelle Troupe restent fidèles à l’esprit de l’opéra  : si on ne peut pas influencer les évènements, il faut garder au moins cette mentalité, c’est elle qui nous fait survivre.
Traditionnellement, l’Opéra du Sichuan n’a pas de scénario, il est écrit par les intellectuels ou il retranscrit des faits divers, des histoires de la vie quotidienne transmises par bouche à oreille. Coexistent donc des scénarios très littéraires et d’autres racontés par le petit peuple.

Quels auteurs ont pu vous inspirer pour ce film ?

J’ai été énormément influencé par Jacques Tati, à commencer par@ Playtime (1967) a eu une énorme influence sur mon travail. Je suis né en 1977, un an après la fin de la Révolution Culturelle, et l’arrivée d’œuvres occidentales a beaucoup influencé mon évolution, y compris la peinture de la Renaissance comme celle de Jean Fouquet (Portrait du Bouffon Gonella, 1440). 

A New Old Play, actuellement en salles.