Karen Bach : l’indécente aux enfers
Elle fut la première à dénoncer les conditions de tournage dans le monde du porno. Karen Bach, après une fructueuse carrière dans le X, se retrouve en 1999 à l’affiche du sulfureux Baise-moi, avant de se suicider à 32 ans. Virginie Despentes, ses anciens partenaires et les réalisateurs de l’âge d’or du X reviennent sur la trajectoire brûlée d’une femme qui n’a pas eu droit à la rédemption. Par Marine Bohin
« C’est toujours très dur quand on connaît quelqu’un qui se suicide… mais Karen, elle était particulièrement attachante. C’était la plus tendre de nous quatre qui partait. » Lorsque Virginie Despentes parle de son amie Karen Bach en se roulant une clope, c’est une émotion pudique qui affleure. Le quatuor en question s’était formé autour d’une aventure tonitruante nommée Baise-moi et comptaitCoralie Trinh Thi, pornstar qui co-réalise le film avec Despentes, et les deux comédiennes principales, anciennes actrices porno, Raffaëla Anderson et Karen Bach.
S’il reste une image de cette dernière, c’est bien celle de l’icône guerrière, fière brune en sous-vêtements et gros gun à la main, qui pointe avec insolence son reflet dans le miroir. Une photo prise en 1999 qui va faire le tour des médias, et sera même l’affiche de Baise-moi dans certains pays. Dans son autobiographie La Voie humide,Coralie Trinh Thi raconte : « Un photographe avait été envoyé par la production pendant le tournage à Trouville. (…) Dans une courte séquence musicale semi-improvisée, Karen, seule dans la salle de bain, en nuisette, essayait ses nouveaux guns. (…) Au bout de quelques minutes de jeu avec son reflet, elle a enlevé sa nuisette. J’en suis restée muette de stupéfaction. »
Baise-moi, sorte de Thelma et Louise anar et violent, s’attire à sa sortie autant l’ire de l’extrême droite que des assos féministes. C’est le premier film « classique » de Karen Bach, née Karine Schillbach, connue sous le pseudo de Karen Lancaume dans le X où elle officie plusieurs années. Faire du porno n’avait pourtant rien d’une vocation : née d’un père militaire allemand, élevée dans la rigueur près de Lyon, elle entame à sa majorité un DUT en techniques de commercialisation et travaille dans un night-club en parallèle, où elle rencontre un homme qu’elle épouse en 1990 : un DJ prénommé Franck. Problème : Franck est joueur, il accumule les dettes et finit par proposer à sa femme de faire quelques films porno pour les remettre à flot. Le deal initial consiste à tourner en couple, mais lui s’avère peu à l’aise devant la caméra. Karen, elle, crève l’écran. Et surtout, elle n’a pas le choix. Pendant deux ans, elle tourne pour faire vivre le ménage, avant de divorcer. Sa carrière solo décolle pour de bon. Après Uniform X, Mad Sex ou encore La Mante religieuse, elle est révélée par L’Indécente aux enfers, réalisé par un certain Marc Dorcel, dans lequel elle interprète le fantasme d’une jeune nymphomane en psychanalyse. Avec 41 films en 4 ans au compteur, elle est rapidement reconnue comme l’une des meilleures dans le milieu.
« À part quand elle sortait bosser, on ne la voyait jamais. Elle restait enfermée dans sa chambre, les volets toujours fermés, à jouer à Tomb Raider. »
Sebastian Barrio, ami et ancien colocataire
Le porno français vit alors son âge d’or, l’industrie brasse beaucoup d’argent et de rêves. John B. Root fut l’un des principaux artisans de cette ère bénie : « Le porno ne sentait pas des pieds à l’époque : il était drôle, estimable, respecté. Le métier avait bonne réputation, des filles de toutes origines sociales frappaient à ma porte pour tourner, des prolos comme des bac+6, et qui avaient du poil à la chatte en général… Bref une époque qui a totalement disparu. » La Lyonnaise se fait un nom : « Elle était belle, qu’est-ce qu’elle était belle… se souvient John B. Root. D’une beauté époustouflante. Mais son regard puait le malheur. » Kris Kramski, qui a dirigé Karen en 1998 dans American Girl in Paris, nuance : « C’était surtout quelqu’un qui avait une conscience existentielle forte et qui était ultra-sensible. C’était spécial de la voir sur un tournage, elle dégageait beaucoup d’humanité et d’attention. J’avais des problèmes d’addiction à l’époque, elle l’avait compris de suite et m’a aidé à ce que la journée se passe bien. »
La jeune femme vit alors en colocation avec Sebastian Barrio et Titof, deux autres acteurs du milieu avec qui elle partage certains tournages et une forte amitié : « On tournait des scènes de sexe, mais jamais on a couché ensemble en dehors d’un plateau ! », assure Sebastian, fringant quinquagénaire retiré du porno depuis 2020 et aujourd’hui comédien de théâtre. « C’est dur de parler d’elle encore aujourd’hui, ajoute-il, les yeux embués. Elle était très secrète. On vivait rue Barbanègre dans le 19e, et à part quand elle sortait bosser, on ne la voyait jamais. Elle restait enfermée dans sa chambre, les volets toujours fermés, à jouer à Tomb Raider. » En 1999, Karen Lancaume tourne dans ce qui demeure un classique du porno, Le Principe du plaisir de John B. Root, avec ses deux colocataires mais également Coralie Trinh Thi, l’une des plus célèbres hardeuses de l’époque. Ils ne le savent pas encore mais ils se retrouveront tous les quatre peu de temps après, sur le tournage d’un film destiné à retourner le cinéma français.

COLLECTION CHRISTOPHEL © Canal + / Pan Europeenne
Censure-moi
Nous sommes en 1999, Despentes est alors une autrice en vue : son premier roman, Baise-moi, publié en 1994, est un succès fulgurant : plus de 50 000 exemplaires écoulés en quelques semaines. L’écrivaine devient une icône subversive. Il faut dire que le livre frappe fort, en racontant la cavale ponctuée de sexe, de drogue et de meurtres de deux jeunes femmes, Nadine et Manu, qui décident de prendre leur revanche sur une vie d’humiliations. Leur mantra ? « Plus tu baises, moins tu cogites et mieux tu dors. » Lorsque Despentes se met en tête de l’adapter au cinéma, c’est à une condition et non des moindres : les scènes de sexe ne seront pas simulées. Despentespropose donc à son amie Coralie Trinh Thi de co-réaliser et envisage très vite Karen Lancaume pour le rôle de Nadine. La première rencontre n’est pourtant pas des plus encourageantes : « La première fois que je l’ai vue en vrai, je me suis dit qu’il y avait du chemin à faire jusqu’à Baise-moi ! C’était vraiment une pimprenelle : habillée tout en jean avec un petit chihuahua et des faux ongles… Aujourd’hui ce serait une Cardi B ! », se souvient-elle en riant. Après un premier essai fructueux dans les bureaux de la Pan-Européenne, qui produit le film, les deux femmes partagent un dîner : « C’est à partir de là qu’on s’est rapprochées. Je me souviens qu’elle avait demandé au restaurant de façon très aimable si cela ne dérangeait pas que l’on emmène la bouteille de vin. Elle était partie dans la rue, avec son boa, très pimpante… et sa bouteille de vin à la main ! »
Pour interpréter Manu, Despentes choisit Raffaëla Anderson, ex-hardeuse de 23 ans, petite brune gouailleuse, aussi délurée que Karen est mystérieuse. Quand elle évoque les deux comédiennes, Coralie Trinh Thi dit qu’elles sont « comme le Yin et le Yang ». Raffaëla précise : « Karine – c’est comme ça qu’elle voulait que je l’appelle, par son vrai prénom –, ça avait été très compliqué avec elle pendant la prépa, elle était toujours en retard… C’est pendant le tournage qu’on est devenues amies. Elle a été exceptionnelle, très investie, ce qui n’était pas mon cas. Les scènes porno me gênaient beaucoup, Elle en revanche n’était pas plus dérangée que ça, d’autant qu’elle avait choisi les acteurs avec qui elle tournait (à savoir, ses anciens colocs). »
Le film est tourné en 6 semaines avec un micro-budget de 200 000 euros. Coralie Trinh Thi raconte, dans son livre : « Karen donnait tout, s’abandonnait, s’offrait, passive, docile, confiante. On devait redoubler d’efforts pour ne pas prendre plus que nécessaire, pour ne pas l’abîmer. On la respectait d’autant plus qu’elle ne songeait jamais à se faire respecter. Elle semblait flotter dans la vie. » Elle est magistrale dans la peau de Nadine, donnant chair à ce personnage aussi féminin que brutal, dont la soif de sexe et de sang semble inépuisable. Un rôle de composition pour la jeune femme, d’abord « inquiète » à l’idée de tourner des scènes violentes, comme l’explique Despentes, mais qui parvient à trouver la rage nécessaire pour rendre son jeu juste.
« Quand je pense à elle je pense beaucoup à Marilyn Monroe »
Virginie Despentes
Avant même sa sortie en salles, l’accueil du film est plus que houleux. Les médias hurlent à la pornographie, bien que l’équipe s’en défende en arguant que les scènes de sexe, filmées dans toute leur crudité, n’ont aucune vocation masturbatoire. Pour une fois au cinéma, ce sont des personnages féminins, écrits et dirigés par des femmes, qui soumettent sexuellement et tuent des hommes ; et en ce début de nouveau millénaire, la pilule ne passe pas. Raffaëla Anderson se rappelle d’une conférence de presse particulièrement difficile au Festival de Locarno : « Les journalistes ont littéralement incendié en direct Virginie et Coralie, alors qu’ils avaient pitié de Karine et moi, comme si on avait été exploitées et inconscientes. »
Le film sort dans les salles après avoir écopé d’une interdiction aux moins de 16 ans. Le Conseil d’État est saisi par l’association d’extrême droite Promouvoir, qui demande que le film soit classé X. Le visa d’exploitation de Baise–moi est annulé, le film retiré des salles. Le ministère de la Culture établit un nouveau décret un an plus tard, le 12 juillet 2001, interdisant le film aux moins de 18 ans. « Ça ne me touchait pas vraiment, avoue Raffaëla, mais ça a été plus dur pour les autres. Karine surtout a été très atteinte, entre autres à cause de la couverture du Nouvel Obs. » L’hebdomadaire reprend la fameuse photo en sous-vêtements noirs prise sur le tournage, accolée au titre « Pornographie, violence : la Liberté de dire non ». Pour Raffaëla Anderson, Baise-moi reste un film incompris : « Il a été précurseur de tous les mouvements féministes d’aujourd’hui, c’était un bon tremplin pour les combats actuels. Je me souviens de nos conversations à l’époque, Karine pensait que ça allait mettre en lumière certains sujets dont on ne parlait pas alors, comme les quartiers, la vie des filles dans les citées… »
Au même moment, les deux actrices donnent à Libération une interview qui fait grand bruit. Karen y dénonce la façon dont les actrices du X sont traitées en décrivant par le menu diverses humiliations qu’elle a subies sur les tournages pornos : « Une double péné par moins 5 degrés, dehors. J’étais couverte de sperme, trempée, morte de froid. Personne ne m’a tendu une serviette. Ils se sont tous barrés. Une fois que t’as tourné ta scène, tu vaux plus rien pour eux. » Certains, dont le réalisateur porno Fred Coppula, estiment que l’expérience Baise-moi n’a pas fait que du bien à la jeune femme : « Elle faisait partie de ces filles qui pensaient qu’être actrice de films pour adultes, c’était être une actrice classique. C’est un phénomène courant… Mais ce sont deux métiers totalement différents. Sa participation à Baise-moi lui a laissé penser que cette passerelle existait. » Il semblerait pourtant que Karen n’ait jamais eu l’intention d’embrasser le monde du cinéma, la jeune femme étant d’avantage attirée par la musique. « Être actrice, elle s’en foutait un peu, se rappelle Virginie Despentes. En vérité, elle n’avait aucune fascination pour le cinéma traditionnel. Son truc c’était la musique. Elle avait même enregistré un maxi, avec un ami d’enfance qui était DJ. » Les quatre protagonistes de l’aventure Baise-moi sont alors soudées, de jour comme de nuit : « Quand elle sortait et qu’elle dansait, elle le faisait vraiment. Elle était très valorisante et prenait soin des autres. Mais il y avait aussi une vraie violence en elle, qui se voyait dans la façon dont elle se traitait, raconte Despentes. C’est la seule amie proche qui disait vouloir être femme au foyer. C’était assez paradoxal car c’était aussi l’une des personnes les plus punks que j’ai connues. Elle retournait contre elle une brutalité extraordinaire. »

Scène finale
Un tabou semble encore demeurer : la cocaïne. La came n’épargne pas grand monde dans le porno des nineties. Et quand on évoque la consommation de drogue de l’actrice, les qualificatifs s’empilent : « exceptionnelle », « gravissime », « spectaculaire ». Les excès de la jeune femme finissent par être connus de tous, jusqu’à parfois entacher sa vie professionnelle. Karen tente de s’en sortir : refusant de retourner dans le monde du X, elle travaille pendant près d’un an pour un site internet… avant de replonger dans ses addictions. Despentes : « À cette époque j’ai arrêté de boire et elle a repris avec une grande vigueur un type de vie opposé, ça nous a éloignées. Ses parents ont repris la main, elle a été internée à Lyon et à partir de là c’est devenu… difficile. » Des parents qui avaient coupé les ponts jusqu’à présent, après avoir découvert que leur fille faisait carrière dans le porno, grâce à un délateur qui leur avait envoyé une cassette de ses performances. « Elle souffrait beaucoup de la rupture avec sa famille, note Despentes. Quand on est hors de chez soi et que l’on ne peut plus y rentrer, c’est toujours très dur. Je ne connais personne qui puisse vivre cela sereinement. »
Les amis rencontrés dans le monde du X lui resteront en revanche fidèles. Tous témoins de ses difficultés à reconstruire sa vie : « Elle a voulu sortir du porno et de la coke, avoir une vie normale, raconte un ami anonyme. La dernière fois que je l’ai eue au téléphone, elle me disait qu’elle n’arrivait plus à rien, que la coke l’avait cassée, qu’elle n’avait plus aucune concentration, aucune envie de vivre. La coke avait tout emporté. » Raffaëla Anderson, elle, a une autre analyse : « Elle était dans une quête d’amour mais n’a jamais trouvé la bonne personne, et ça l’a détruite. Les hommes de sa vie ont souvent pris possession de son corps et de son esprit, sans jamais lui demander si elle était d’accord. »
Dans la scène finale de Baise-moi, le personnage de Nadine, arrivé au bout de sa cavale, décide de se tirer une balle dans la tête. Mais les flics qui la traquent l’empêchent d’appuyer sur la détente et l’arrêtent, la privant de son ultime échappatoire. Dans la réalité, personne ne réussit à arrêter Karen : le 28 janvier 2005 à Paris, quelques jours après avoir fêté ses 32 ans, elle laisse une note chez un ami où elle est hébergée et avale une dose létale de témazépam. Aucun de ses anciens amis du porno n’est autorisé à assister à son enterrement. Karine Schillbach repose aujourd’hui dans un endroit tenu secret par sa famille. Elle aurait eu 50 ans début 2023. Que serait-elle devenue ? « Elle aurait pu se reconstruire, devenir chanteuse ou rencontrer le mec qu’il lui faut et faire plein d’enfants ou encore devenir prof de sport… Ou alors elle aurait pu être une sorte d’Afida Turner bis… On ne sait rien de ce que seraient devenus les gens qui partent jeunes », sourit Virginie Despentes. Et l’écrivaine de conclure : « Quand je pense à elle je pense beaucoup à Marilyn Monroe : une femme d’une grande féminité, capable d’émouvoir énormément les gens, mais qui avait une sorte de maltraiteur intégré. » – Tous propos recueillis par M.B. sauf mentions