L’Aventura de Sophie Letourneur
Sophie (Letourneur) et Jean-Phi (Katerine) partent en vacances en Sardaigne avec leurs enfants. C’est tout ? Oui, et dans ce tout il y a un chaos de rires, de disputes, de câlins, de caprices et de souvenirs. Bref, la famille telle qu’elle est : cataclysmique, donc magnifique. L’Aventura a été présenté en ouverture de l’ACID lors du Festival de Cannes 2025. Par Benjamin Cataliotti.
« Aime la vie plus que sa logique. Comme ça, tu en comprendras le sens. » Que la morale (ou plutôt le mode d’emploi) du nouveau film de Sophie Letourneur se niche dans une sorte de fortune cookie italien, dévoré en douce sous les étoiles, doit servir d’avertissement : ici, les messages philosophiques et les leçons de vie se cachent au milieu des tas de vêtements épars, des sacs de plage envahis par le sable ou des déjeuners improvisés en plein cagnard. Vous avez dit bordélique ? Plus qu’un voyage, L’Aventura, second volet d’une trilogie entamée en 2023 avec le déjà formidable Voyages en Italie, est une véritable odyssée où les Ulysse sont des enfants de 3, 11, 47 et 56 ans ; et les agriturismo qui les hébergent, des îles où ils échouent plus qu’ils ne font escale, où ils s’entrechoquent plutôt qu’ils ne se reposent. Que dire du vertige qui prend le spectateur égaré sur cette euphorique galère lors des premières minutes d’un film à la narration aussi désaxée, rebondissant de morceaux de vacances en souvenirs de baignades ? Sophie Letourneur est de ces cinéastes à la créativité si rare qu’elle fait parfois craindre à ses spectateurs d’être inadaptés à la générosité anarchique de son univers, nous qui sommes abreuvés tout le reste de l’année par des films linéaires et BCBG, où tout est rangé à sa place et où les scènes s’enchainent comme des wagons filant, comme disait l’autre, dans la nuit. Rien de ça ici. Les nouvelles vagues que se prennent en pleine poire les membres de cette famille décomposée sont autant de façon de secouer notre confort cinématographique, voire de nous mettre la tête à l’envers, comme pour mieux regarder cette beauté qui nous pend au nez à chaque instant de l’existence. Filmé à hauteur d’enfants, donc de leurs digressions et de leur vacarme, le film invente peu à peu sa propre logique, et s’amuse à frôler les points de rupture. Il faut vivre cette longue séquence de sieste foirée, à la fois hilarante et effrayante, quand s’entassant dans une chambre pour se reposer, Sophie, Jean-Phi, Claudine et Raoul ne cessent de se repousser les uns les autres. L’un s’endort en ronflant, les autres tentent de se parler, tandis que le dernier-né sème la terreur, comme savent si bien le faire les enfants : en exploitant les injonctions contradictoires professées par leurs parents pour en faire du kérosène. Et enflammer toute la famille.
Fugues
« Il n’y a vraiment pas de quoi en faire un film », observera un Jean-Phi dubitatif face à une Sophie qui, avec sa fille ainée, prend le soin d’enregistrer chaque moment de vacance(s) pour mieux les exploiter par la suite. C’est la méthode Letourneur, qui coupe et découpe les captations de sa propre existence pour mieux les faire rejouer par des acteurs munis d’écouteurs diffusant en direct ces morceaux de vie dans leurs oreilles. Ça devrait être imbitable ; ça en devient de plus en plus jouissif. De plus en plus, car comme les touristes lâchés en pleine nature, petit à petit, le spectateur, après avoir souvent cru perdre pied, finira par s’acclimater. On profitera alors autant du tumulte que des instants de grâce, de l’écoute répétée d’une fugue de Bach à la vision d’une fugue pédestre par un Jean-Phi (génial Philippe Katerine) en quête de solitude. Et on finira par ne plus vouloir quitter cette famille, leurs chamailleries, leurs incompréhensions, et ce liant absurde et intarissable qui les rassemble, envers et contre tout : l’amour.
L’Aventura, en salles le 2 juillet.