La Petite Dernière d’Hafsia Herzi


Peut-on aimer sans devoir dire adieu à ceux qui ne nous comprennent pas ? Adapté du roman de Fatima Daas, le film d’Hafsia Herzi, en compétition officielle au festival de Cannes, touche au cœur avec ce récit initiatique, où jeune musulmane, tout en découvrant son amour des autres femmes, apprend peu à peu à faire le deuil de son entourage. Dans le rôle-titre, Nadia Melliti impressionne. Par Benjamin Cataliotti.

Tout ce qu’on peut perdre en aimant, il y a de quoi devenir violent. Une scène percute la partie lycéenne de La Petite Dernière quand, désignée comme lesbienne par un camarade de classe, Fatima réagit avec brutalité. Le jeune homme qu’elle agresse a beau être lui-même victime d’homophobie, la lycéenne va jusqu’à briser les lunettes qu’il porte. Fatima pense-t-elle empêcher le monde de voir le désir ardent qui émane d’elle ? Cette esclandre agit pourtant comme un détonateur. Se réveillant la nuit à bout de souffle, la jeune femme comprend : si elle n’ébauche pas ne serait-ce qu’un début d’enquête sur sa propre sexualité, les voiles plus ou moins invisibles qui la recouvrent font finir par l’étouffer. Mais Fatima, benjamine d’une famille musulmane, attachée à la tradition mais sans en faire un dogme permanent, est-elle prête à écouter son désir ? C’est la beauté du quatrième long-métrage d’Hafsia Herzi, après Tu mérites un amour et Bonne mère, de laisser patiemment son héroïne lutter contre les paradoxes. Récit d’une émancipation contrastée, lucide et forcément cruel, La Petite Dernière dévoile avec une égale patience les scènes de rendez-vous nocturnes, quand, pour la première fois, Fatima apprend tout ce que la douceur d’une langue féminine peut propager comme bonheur, et celles, d’une infinie tristesse, où la jeune femme, croyant pouvoir “soigner” son cœur, s’enferme à la mosquée, avec ses larmes comme seuls compagnes. Mais si Dieu savait soigner les chagrins d’amour, les religieux perdraient moins de temps à prier. Hafsia Herzi, elle, protégeant son personnage, ne se contente pas de lui accorder une ou deux scènes d’amour fugaces. Au contraire, le chemin de sa “petite dernière” est parsemé de rencontres. C’est une forêt de corps dans laquelle Fatima s’engouffre, avec méfiance, certes, mais de plus en plus de détermination. Dire qu’elle est de tous les plans serait un euphémisme. Actrice filmée par une actrice, Nadia Melliti irradie avec ses airs de fausse-calme, d’un naturel à faire de l’ombre à une génération entière de jeunes premières. Si Herzi la regarde de si près, c’est pour mieux observer comment ce monde de rencontres, des bandes de garçons bruyants aux couples d’amantes qui lui tournent autour, vont faire des pieds et des mains pour se faufiler parmi les quelques centimètres de cadre que son impressionnante présence leur concède.

Exit le fantômeUn autre visage émerge cependant dans le sillage de cette “petite dernière” : celui de sa mère, femme fière de ses filles à en pleurer, accrochant leur diplome en murmurant des prières de soulagement et de reconnaissance, mais auprès de laquelle, en dépit de tout, Fatima ne peut se confier. Cette attention à la mère, c’est sans doute le choix le plus marqué d’Herzi, scénariste de son film, vis à vis du roman de Fatima Daas. Porté par une écriture introspective et particulièrement poétique, ce texte n’en était pas moins hanté par les figures masculines, notamment par la relation houleuse que la Fatima de papier entretenait avec son très traditionnaliste père. Au contraire, repoussé dans un coin de film, entre-aperçu sur un canapé, le patriarche, dans le regard d’Herzi, devient un fantôme auquel la cinéaste semble se refuser à accorder trop de place. Elle lui préfère cette figure autrement plus poignante d’une mère qui aime tant sa fille que celle-ci n’ose plus lui parler, de peur de la perdre pour de bon. Et le film de rappeler dans une scène d’échange entre les deux femmes, d’une douceur à hurler, combien, en effet, il peut en coûter d’aimer comme on l’entend. Car perdre l’assentiment d’un père autoritaire, pour Fatima, c’est sans doute une chose. Mais risquer de choquer sa mère adorée, ça, c’est vraiment ce qui terrorise cette si poignante Petite Dernière.

La Petite Dernière, en salles le 1er octobre 2025.