MELENCHON : “Le cinéma n’est pas une poche d’humanisme”

On connaît le Mélenchon littéraire et spécialiste des discours furieux. On connaît moins l’amateur d’images qui n’en peut plus de la violence au cinéma, se pâme devant Out of Africa et parle avec passion du grand cinéma italien. Et Baron Noir, alors ? Jean-Luc a bien entendu son avis sur le sujet… Propos recueillis par Raphaël Clairefond et Jean-Vic Chapus / Photo : Bruno Charoy (agence Pasco) & collection Christophe L.

Est-ce que vous vous félicitez du succès de La Loi du marché, un film que l’on classe naturellement à gauche, porteur d’une critique évidente du libéralisme…
Ce qui est formidable avec La Loi du marché, c’est que ça met des visages sur des nombres : six millions de chômeurs au total, dont trois sans aucune heure travaillée, qui ne savent que faire du jour qui se lève et de la nuit qui tombe, éjectés de la vie sociale. Je crois beaucoup à la valeur de ces films. Mais un film, il ne faut pas que ce soit de la propagande, cela doit rester dans l’ambivalence de l’humain. C’est pour ça que j’ai tellement horreur du pulsionnel, c’est un résumé brutal. On sursaute, mais on n’apprend rien.
Vous avez dit de Merci Patron !, le film pamphlet de François Ruffin (dans lequel le réalisateur monte une machination afin que le groupe de Bernard Arnault indemnise et redonne du travail à un couple d’employés licenciés, ndlr), que c’était « un vrai film ». Qu’est-ce que vous entendez par là ?
On pourrait croire que Merci Patron ! est juste un documentaire, agrémenté d’une plaisanterie. Mais non, il y a une histoire. Et une histoire incertaine. C’est ça qui fait la force d’un récit et toute la différence avec la propagande. On ne vous dit pas vraiment quelle est la conclusion de cette histoire. C’est un vrai film parce qu’il y a des rebondissements, que vous êtes en proie à des sentiments contradictoires : au début, on est mal à l’aise parce que ça ressemble à une bouffonnerie. Ensuite, le film est présenté devant un public de gauche où l’action collective joue un très grand rôle et ce film n’inclut aucune action collective particulière. D’ailleurs, à la projection à laquelle j’ai participé, un groupe de spectateurs s’est levé pour protester en me prenant à témoin. Mais pour moi, il a marqué le point, puisque ça fait réfléchir et ça fait réagir. C’est même plus qu’un film, c’est déjà une œuvre d’art au sens où quelque chose d’universel ressort de ce récit. Ruffin a une écriture. Il faut être capable de la repérer dans n’importe quelle production. Par exemple, le Zapping, c’est une écriture.
Vous avez déjà filmé ou monté des choses ?
Moi, je n’ai jamais fait autre chose que du Super 8, pas vraiment des films. Il faut voir la comédie que c’était ! C’était la période folle, juste après 1968, on avait 17 ans, on était encore lycéens. Donc cela nous paraissait formidable de pouvoir filmer. On commençait à comprendre quel serait le pouvoir des images… On avait acheté une caméra à quatre potes, que j’ai toujours d’ailleurs. On avait la ferme intention de faire des films, mais on ne savait pas bien quoi. On avait décidé de s’entraîner en filmant ce qu’on faisait. Alors j’ai traversé l’Espagne et le Portugal en stop, il y avait de quoi faire. Mais j’ai vite renoncé. À la moindre prise de vue, il y avait des espèces de trucs avec des ronds pour savoir l’éclairage, la distance et une cellule pour le moindre plan. C’était la mort. La complexité était telle qu’on n’est pas allés plus loin. Mais ça a éveillé mon intérêt pour la question de la cadence et du rythme des plans.
L’instantané, au cinéma, ce n’est pas le temps du raisonnement.
Ce n’est même plus le temps de l’émotion.
On est dans la pulsion, le choc…”
C’est-à-dire ?
Le cinéma est un super indicateur pour mesurer l’accélération du temps. Maintenant, un plan, ça ne dure même pas trente secondes. Et ce n’est pas innocent dans la manière de montrer les choses et de les percevoir. C’est toute une éducation mentale à l’instantané qui s’est faite par le cinéma. La pente a été prise de coller aux échelles de temps les plus brèves et donc les moins réfléchies. L’instantané, ce n’est pas le temps du raisonnement. Ce n’est même plus le temps de l’émotion. On est dans la pulsion, le choc…
Vous avez des souvenirs de cinéma marquants de votre jeunesse ?
J’habitais une grande ville, Tanger, et mes grands-parents vivaient à Casablanca, qui était plus propre à l’époque que Clermont-Ferrand. Ma grand-mère allait au cinéma une fois par semaine et elle m’y emmenait quand j’étais chez elle. Chez mes parents, le cinéma, c’était le grand événement pour les enfants, donc mes parents se consultaient entre eux, en espagnol ou en anglais (deux langues que nous comprenions ma sœur et moi). C’était un moment particulier dont les parents parlent en secret : Est-ce qu’on y va ou pas ? Est-ce qu’ils peuvent voir tel film ou pas ? Mais j’ai des souvenirs très confus. Pas mal de films de pirates avec ma grand-mère et plutôt des westerns avec mes parents. Après, le grand moment de cinéma pour moi, c’est quand je suis étudiant, après 1968. Ce sont des chocs esthétiques et narratifs. C’est là que je vois Fellini, mais aussi Les Damnés de Visconti. Le malaise que ce film dégage… Et puis aussi Porcherie de Pasolini, que personne n’a vu. À chaque fois que j’en parle, tout le monde me regarde avec de grands yeux. Et Médée aussi, ou Les Monstres de Dino Risi… On allait voir tout ce qui passait.
Vous aimez aussi beaucoup Fellini Roma, non ?
Oh, la vérité, c’est que le Fellini qui m’a le plus impressionné, c’est le Satyricon. Roma c’est venu bien après. Le Satyricon, je l’ai vu plusieurs fois dans ma vie et ce n’est que la dernière fois que j’ai cru sentir ce qui m’a plu : c’est vraiment l’ambiance glauque du théâtre et du banquet de Trimalcion qui m’ont marqué. C’est une coloration comparable à certains moments de Blade Runner où il y a cette espère de nuit permanente, d’obscurité que rien n’arrive vraiment à percer. Et il pleut en plus…
La Chinoise de Godard, la Nouvelle Vague… Ça ne vous parlait pas ?
Pas trop, c’était plutôt cette espèce de densité du cinéma italien qui m’interpelait… Et Apocalypse Now, un film qui m’aura marqué comme une rencontre quasi physique, avec la montée jusqu’au moment où intervient le personnage de Marlon Brando. Là, c’est le littéraire davantage que l’homme politique qui vous parle.

Est-ce qu’il y a des images ou des scènes marquantes dans votre cinéphilie ?
Le cinéma n’est pas central dans mon rapport à la culture, mais oui, certaines œuvres m’ont fracassé. Je pense à certaines scènes en particulier. Danse avec les loups,dans la version longue, par exemple : Kevin Costner est dans le champ de blé, le vent passe et il prend peur. C’est proprement cinématographique, tout converge : le jeu de l’acteur, la scène, la lumière, pour dire quelque chose qui ne peut pas se dire autrement, à savoir que tout le monde a eu peur une fois sans raison dans un espace vide, dans un moment de nature… Les films que je vois, ça marche par crises, par exemple j’ai vu récemment tous les Coen, tous les Asghar Farhadi… J’ai été fasciné par la manière de raconter de Farhadi. Je pourrais aussi évoquer Out of Africa, juste pour l’ambiance. Il y a la scène de pique-nique entre cet homme et cette femme très distingués sur ce bout de colline. C’est un moment magique, une harmonie totale entre la situation et le paysage. Il n’y a aucune pulsion dans cette scène, juste la beauté du temps qui passe, la lenteur en tant qu’objet à savourer… Et vous vous souvenez de Soleil vert ? Tous ceux qui sortaient du film filaient écouter Beethoven. Dans ce film qui grouille de présences, de bruits, de gens qui parlent, on allait mourir dans une salle où l’on voit sur un écran des biches brouter sur fond d’une symphonie de Beethoven. Ce sont de très grands moments. Moi, j’aimerais qu’advienne la révolution de la douceur, de la gentillesse. Mais dire ça aujourd’hui, c’est passer pour un mièvre qui n’a pas compris le « sel » de l’époque…
Vous avez d’ailleurs déclaré ne plus supporter la violence, même quand il s’agit de la montrer pour la dénoncer… Pourquoi ?
Le sexe et la violence, autrefois c’était subversif. Maintenant, c’est y échapper qui est subversif. Au Front de gauche, on a beaucoup parlé du financement de la création, du modèle spécifique du cinéma français… Mais on est passé à côté du débat sur les contenus. Ce qui ne veut pas seulement dire la critique du contenu bourgeois réactionnaire d’un film : ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est : Quelles valeurs humaines on met en avant ? Notre devoir n’est pas d’esthétiser pour la millième fois de la cruauté, de la brutalité, sous prétexte de les dénoncer. Nous avons besoin d’apprendre à être doux, à être tendres. Nous ne savons plus l’être.
Vous avez suivi les actions en justice de l’association d’extrême droite Promouvoir, qui a obtenu le retrait de visas d’exploitation de certains films (Antichrist, La Vie d’Adèle…) depuis quelques mois ?
Je m’en fous… Une fois, on m’a demandé de signer la pétition pour que Baise-moi puisse changer de catégorie, j’ai pas signé. J’en avais assez qu’on vienne me tirer par la manche en me disant : « C’est parce que c’est subversif que la censure… » Ce sont des histoires, ça n’avait rien de subversif. Je me fichais complètement de savoir dans quelle catégorie c’était classé. Je ne l’ai même pas vu, je me suis juste fait raconter ce qui se passait. Cela ne m’intéressait pas. Il ne faut pas se réjouir de manger de la chair crue avec les ongles parce que Marx nous enseigne que ce n’est pas la même faim apaisée qu’en mangeant de la viande cuite avec des couverts…
Il y a eu très peu de films sur la guerre d’Algérie en France. Pourquoi, d’après vous ?
Peut-être qu’il n’y a personne pour payer des films de cette nature en France. Je ne connais pas la cause, mais regardez en télévision, le moindre documentaire un peu fouillé, voyez ce qu’il coûte légitimement. Et regardez ce qu’une émission de divertissement coûte… L’abrutissement coûte moins cher que l’éducation. Le capitalisme est la norme interne de la production. Le cinéma n’est pas une poche d’humanisme dans ce monde-là. Et il y a aussi un totalitarisme idéologique. Nous sortons des années 1990, j’ai vu ces choses de près, j’ai vu l’horreur à l’état pur : c’était chacun pour soi, avec des jeunes à cheveux gominés qui voulaient être trader. C’était ça le rêve. On a vendu cette logique du chacun pour soi pendant vingt ans et tout le reste a suivi.
“À Cannes, on était allés faire une petite manif’ sur le quai
pour narguer les types qui étaient dans les yachts.
Ça a marché parce qu’il y en a un qui voulait descendre me frapper.”
Vous avez été à Cannes à plusieurs reprises, pour y faire quoi ?
Oui, j’ai notamment été au Festival du film social de Cannes. Il y avait une grève des employés du Carlton et je me suis retrouvé là-bas. Les syndicalistes venaient me voir avec leurs macarons, quasiment le drapeau rouge, au milieu de toutes les belles personnes, la jet-set – enfin bref, les nouveaux barbares pourris d’argent… C’était drôle. Après, on était allés faire une petite manif’ sur le quai pour narguer les types qui étaient dans les yachts et ça a marché, parce qu’il y en a un qui voulait descendre me frapper. Pendant que je parlais, quelqu’un qui était très enthousiaste reculait pour mieux me voir, si bien qu’il a fini par tomber à l’eau ! Ça ne s’invente pas, un truc pareil. J’ai un très bon souvenir de cet épisode. Mais vous savez que dans l’histoire, Cannes, c’est à nous : la gauche, les rouges. C’est quand même des ouvrières communistes qui ont brodé le premier rideau rouge. Donc quand j’y retourne, je suis comme le Revenant !
Parlons un peu de Baron Noir (nouvelle série Canal+, diffusée récemment, ndlr). On sent que le personnage du député PS incarné par Kad Merad est vraiment de gauche, notamment quand il cherche à éduquer sa fille, mais avec une mentalité de voyou. La politique, la gauche, ressemblent vraiment à ça ?
J’en ai connu qui étaient de gauche uniquement les jours de fête. Après, l’ambiance, les truqueurs d’élections internes, le cycle diabolique de celui qui commence à tricher, à trouver de l’argent pour faire ça, obligé de se maquer avec des personnages interlopes… J’ai beaucoup fait la guerre à ça. Je sais très bien de quoi il s’agit. Donc oui, la série est très réaliste.
“Je ne suis pas étonné qu’ensuite Julien Dray dise :
‘le Baron Noir c’est moi’,
parce que le type est à peu près aussi ignorant que lui.”

Donc, ça existe.
Ah oui… Là, c’est gentil. Le matelas de bonne conscience dont s’entourent les pires crapules, la pourriture du système – son intensité, sa profondeur –, tout cela est bien montré. Mais le talent des scénaristes, c’est justement d’avoir fait un film, pas un documentaire de propagande. Cela n’a pas de valeur scientifique, mais ça montre des choses très vraies et ça les met en scène dans leur intensité humaine.

Vous l’interprétez comment cette expression de « baron noir » ?
Cela date de la fin des années 1980. À l’origine, c’est une bande dessinée, avec cette espèce de vautour ou d’aigle qui vient régulièrement piquer un mouton dans le paquet. Il lui arrive des mésaventures… Donc le « baron noir », c’est l’intervenant imprévu. Vous avez des gens dans les partis qui se sont auto-institués « baron noir », c’était une nouvelle fonction dans le système consistant à vendre son pouvoir de nuisance. Aujourd’hui, un très grand nombre d’ex-dirigeants du PS sont des ex-barons noirs ou supposés tel, donc ils jubilent de voir ça. C’est une nouvelle manière de recycler leur influence. Ils ne se rendent plus compte. À un moment dans la série, le « baron noir » évoque l’Allemagne des années 1930 : un pur voyou appelle à la rescousse des grands récits historiques qu’il ne maîtrise visiblement pas… Je ne suis pas étonné qu’ensuite Julien Dray dise « le Baron Noir c’est moi »,parce que le type est à peu près aussi ignorant que lui.
Vous êtes aussi passé sur le tournage, non ?
Oui, je suis très intéressé par le travail d’Eric Benzekri (co-auteur de la série, ndlr) que je connais depuis des années. Ce qui m’a fasciné, c’est que les acteurs ont des oreillettes et Ben’ leur lit les dialogues. Parce qu’il y a un phrasé du politique différent de celui de la langue ordinaire. Là, le littéraire que je suis jubile. C’est une affaire de respiration et de rythme. Cela m’intéresse beaucoup : la production d’une impression par la maîtrise d’un rythme. J’ai adoré voir ça. Après, je suis fasciné par les machines et je suivais les prises sur le combo. Je n’ai pas regardé longtemps, mais à chaque fois qu’ils disaient : « Celle-là, c’est la bonne », je me disais : « Ouais, c’est la bonne ! »

Entretien initialement paru dans Sofilm n°39 (avril 2016)