Prïncia Car (Les Filles Désir) : « Je ne suis pas là pour défendre les groupes de mecs. Il faut qu’ils se bougent, eux aussi »
« Ah bah viens, assieds-toi à côté de moi ! » Interviewer Prïncia Car, la réalisatrice du lumineux Les Filles Désir, sélectionné à la Quinzaine des cinéastes, c’est s’exposer à un joyeux imprévu : celui des jeunes comédiens amateurs du film, telle Leïa Haïchour qui, voulant écouter l’entretien, s’est tant approchée qu’elle a fini par prendre part à la discussion. C’est dire les liens qu’a su créer cette réalisatrice, dont c’est le premier long, avec le groupe de Marseillais surgis de cette pépite qu’est Les Filles Désir. Et encore, on pressent bien que ce film sur le retour d’une jeune femme solaire mais au passé trouble parmi un groupe d’amis, n’est que la partie émergée d’un iceberg de créativité et d’ambitions mêlées. Mais c’est possible, ça, un iceberg à Marseille ? Par Benjamin Cataliotti
Le film a été écrit et interprété avec une troupe de comédiens, quasiment tous amateurs. Ça fait quoi de se retrouver à Cannes avec eux ?
Prïncia Car : C’est un rêve, ils sont trop contents. Hier on a monté les marches et j’ai vu dans leur yeux la fierté. Leur famille les suivaient en direct. Pour moi, ça fait tout. Je suis tellement fière d’eux. Personnellement je suis venue ici, il y a dix ans, à la Quinzaine. J’étais assistante du producteur Charles Gillibert, qui venait défendre Mustang, déjà un film de groupes et de femmes. C’est sur ce film que j’ai rencontré, alors qu’elles étaient encore stagiaires, Léna Mardi, ma future coscénariste et Johanna Nahon, qui allait devenir ma productrice. On était là, toutes les trois, à envoyer des invitations à minuit depuis le McDo. On se disait : « Un jour, on fera un film, hein ? » Et nous voilà, toujours ensemble, dix ans plus tard, avec Les Filles Désir.
Certains cinéastes arrivent avec la pression d’un film personnel. Mais vous, c’est toute une communauté que vous ramenez dans vos valises.
Prïncia Car : J’ai grandi dans une troupe de théâtre, avec mes parents. Intuitivement, j’ai construit à mon tour ma propre troupe de création. Je suis née à Marseille, j’y ai grandi, mais j’ai étudié ailleurs. Et quand je suis revenue, il y a huit ans, on m’a proposé d’animer un atelier d’écriture. On m’a dit : « T’as un mois, deux heures par semaine, 1000 euros, et il faut faire un film. » C’était avec ces jeunes-là. À l’époque, ils avaient quatorze ans. Je ne savais pas du tout comment m’y prendre, donc j’ai un peu imité la méthode de mes parents : je leur ai proposé des scènes, on a improvisé pendant des heures, j’ai filmé, j’ai un peu magouillé avec cette matière, puis je leur ai montré les images pour qu’ils puissent à nouveau improviser dessus. Et c’est comme ça que depuis huit ans on fait des films, ensemble.
Vous avez donc appliqué la même méthode sur Les Filles Désir ?
Prïncia Car : Pour le long-métrage, j’ai plus travaillé la structure avec ma coscénariste. On organisait de grosses sessions de jeu, le weekend, avec les jeunes. On leur racontait une scène, on en discutait pendant des heures, et ensuite ils partaient en improvisation. Ils interprétaient tous les personnages. Parfois les garçons jouaient les filles, les filles jouaient les garçons. Et tous ces moments, que je filmais, me servaient à la fois à écrire les dialogues et à adapter le récit selon leur interprétation.
Les personnages à l’écran sont donc imprégnés des expériences des comédiens ?
Prïncia Car : Tout part d’eux. Mais ensuite, on a écrit une fiction. En quatre ans d’écriture, on grandit. En fait je dirais que, concernant les acteurs principaux, il y a un peu de chacun d’eux dans chacun des personnages.
Cet aspect collectif est d’ailleurs revendiqué dès le générique d’ouverture, avec ce carton « Participation à l’écriture du film » suivi d’une liste de noms qui occupent tout l’écran…
Prïncia Car : Ils sont douze coauteurs. Payés au forfait. C’était une évidence pour moi. L’écriture, c’est une activité qui peut être extrêmement solitaire. Mais moi, j’ai grandi dans une troupe. J’ai une sœur jumelle. J’ai vécu sur les routes avec mes parents. C’était hors de question d’écrire seule. Et pour le prochain film, ce sera nécessairement avec eux. Je ne sais pas s’ils seront présents à l’écran, mais à l’écriture, c’est certain.
Tous les cinéastes qui travaillent avec des comédiens amateurs en ateliers n’assument pas toujours autant cet aspect participatif…
Prïncia Car : Mais tous les cinéastes ne passent pas huit ans à écrire avec des jeunes. Moi, pendant huit ans, je leur ai demandé de me faire confiance, de participer gratuitement à toutes nos recherches. Donc quand on a pu avoir une petite somme, c’était évident qu’ils seraient payés. On a tout coupé en douze, c’était pas grand-chose. Mais j’étais tellement heureuse de pouvoir leur dire : voilà, on le fait, ce film.
Prïncia remarque la présence de l’actrice Leïa Hachour, qui se tient près d’elle depuis le début de l’entretien. « Oui chouchou, tu veux nous dire un truc ? »
Leïa Hachour : « Non, non, je voulais juste t’écouter. »
Prïncia Car : « Ah bah, viens, assieds-toi à côté de nous ! »
Leïa prend un tabouret et se glisse à côté de la réalisatrice. L’entretien reprend, devenant parfois une discussion à trois.

À quel moment avez-vous compris que Les Filles Désir serait d’abord un film sur les relations – ambivalentes – entre filles et garçons ?
Prïncia Car : À la base, je rencontre un groupe qui a une force, de la joie, de l’humour. Des gens aux côtés desquels on se sent puissant. Mais comme dans tous les groupes, il y a des limites, des étiquettes qu’on n’arrive pas toujours à décoller. J’ai observé les filles. Je me suis observée moi-même. Et j’ai vu qu’il y avait des limites sur le rapport à la femme, le rapport au désir. C’est un climat. En tant que femme, en tant qu’autrice, j’ai eu envie de parler de ça. Et comme tout devait passer par eux, on s’est mis à en parler ensemble.
Ils discutaient déjà entre eux de ces problématiques liées au désir ?
Prïncia Car : Dans les groupes ou dans les milieux qu’ils fréquentent, c’est tabou. Mais en réalité, ils sont extrêmement friands d’en parler lors des ateliers. Le cadre scénique les protège. Quand ils jouent, ils sont enfin libres de s’exprimer. Je ne leur ai pas dit : « Allez, on parle de désir ! » Juste, c’est venu. Peut-être parce que je suis une femme et, eux, majoritairement des garçons ?
Pourquoi commencer le film par ce point de vue très masculin, justement ?
Prïncia Car : La première question, c’est le groupe. Avant même les garçons. Où est le libre arbitre de l’individu dans un groupe ? Que fait-on de son désir ? Et celui qui représentait le plus ce groupe, c’était Omar, le chef de toute cette bande. Quand on met en exergue tous les stéréotypes de ce milieu, on en arrive forcément à la figure du chef. Un chef qui doit supporter tout ce monde. Cacher ses sentiments. C’était lui qui représentait de la façon la plus aiguë les questions – le désir, le groupe – posées par le film. On répond d’abord à ces questions par le prisme masculin. Ensuite, pour faire évoluer la discussion, on décide de partir avec les deux filles…
Le film n’est pas forcément tendre avec Omar…
Prïncia Car : C’est contrasté. On voulait aussi mettre en avant la puissance féminine. Envoyer valser ces injonctions perpétuelles du couple hétérosexuel pris comme unique horizon de développement et de réussite. Dire que les amitiés entre femmes sont aussi puissantes, stables, voire encore plus riches. Mais il fallait aussi montrer que le personnage d’Omar est lui-même victime d’un héritage. Un héritage qu’il perpétue, bien sûr. Mais je ne suis pas là pour défendre ces groupes de mecs à tout prix. Il faut qu’ils se bougent, eux aussi.
D’où l’importance d’inclure dans le film un segment centré sur la sororité ?
Prïncia Car : C’était différent dans le scénario, on revenait sur les mecs après ce temps passé auprès des filles. Mais c’était trop faible, inutile. Le montage commandait de rester avec Yasmine, cette épouse à qui on a imposé toutes ces injonctions, à qui on a retiré sa liberté dès le début du film. J’ai compris que son sourire était notre véritable horizon.
La complicité entre Carmen et Yasmine paraît presque clandestine à l’écran. En tout cas, leur amitié se joue principalement hors-champ.
Prïncia Car : On m’a dit : « Tu n’arriveras pas à financer un film de groupe. Il te faut un personnage principal. » J’ai donc dû faire le deuil d’un film qui épouserait tous les points de vue. Je suis partie sur ce personnage principal de chef du groupe, Omar. Afin de pouvoir, par la suite, lui apporter un contrepoint féminin, presque par surprise. Une sorte de révolution discrète des femmes. En soum soum, comme ils disent (rires).

Les scènes d’Omar avec ses petites sœurs sont très parlantes, à ce niveau. Il leur donne une éducation de princesses, sans penser à mal.
Prïncia Car : C’est l’héritage qu’il a reçu. Et que Yasmine aussi a reçu. « Tu seras une princesse obéissante, avec un prince charmant, que tu aimeras. Tu prendras soin de lui. Tu sentiras bon. Tu seras joyeuse… » Il leur dicte ce que lui-même a appris. C’est dur de s’affranchir de nos cercles d’influence. Il faut beaucoup de courage. Lui, Omar, c’est un chef. S’il écoute son désir, ses émotions, il peut tout perdre. Et je ne suis pas sûre qu’il soit prêt à renoncer au pouvoir qu’il exerce sur les autres…
La classification entre les bonnes princesses et les filles méprisables est particulièrement violente.
Prïncia Car : C’est ce que j’ai observé. Mais attention hein, j’aurais pu le voir dans d’autres milieux bien sûr. La femme doit être pure, mais quand même sexy. La femme trop sexy n’est plus pure. Et en même temps, c’est avec elle qu’on va gagner en expérience… C’est un magma d’injonctions contradictoires. Tu dois être la maman et la putain à la fois.
Ces injonctions, vous les avez vous-même subies ?
Prïncia Car : Dans ma jeunesse, bien sûr. En tant que femme, t’es jamais « assez » mais t’es très vite « trop ». Sur le désir ou sur le reste.
Leïa, vous hochez la tête. Vous êtes d’accord avec ce que dit Prïncia ?
Leïa Haïchour : À fond. Je le vis tellement au quotidien. « T’es pas drôle », « t’es pas assez drôle ». « Tu parles pas assez », « tu parles trop ». Dans le travail : « T’es pas assez impliquée », etc. Mais si t’es trop carriériste, ça sera mal vu. « Faut que tu sortes avec ton mec, mais faut t’occuper des enfants. » On ne pas s’en sortir sans péter un câble en fait !
On pense forcément aux films d’Abdellatif Kechiche devant Les Filles Désir. Notamment à La Graine et le mulet, et encore plus à Mektoub, my love…
Prïncia Car : Il a une manière de filmer dans laquelle je me suis retrouvée. Avec plusieurs caméras, qui enregistrent de très longues séquences. Ce qui permet de conserver le naturel du groupe sans les couper dans leur élan. Je ne dis jamais « coupez ». Si la scène doit se terminer là mais qu’on continue dix minutes de plus, eux, ils continuent d’être présents, de vivre, de proposer… Après évidemment, Kechiche, aujourd’hui, il y a des choses à redire, hein…
Justement, les notions de male gaze, ce regard masculin très associé à Kechiche et à d’autres, ou de female gaze, vous semblent pertinentes ?
Prïncia Car : Énormément. Nous, on ne filme pas nécessairement les scènes d’intimité. Parce que ces séquences sont trop chargées des images avec lesquelles on a grandi, de ce male gaze justement. Mon propre regard est sous influence. Ça devient impossible de filmer ce que le personnage féminin ressent et de ne pas érotiser les scènes d’intimité. C’était un gros défi pour nous : exposer le ressenti des filles sans les sexualiser.
Le film aurait pu être tourné ailleurs qu’à Marseille ?
Prïncia Car : Oh que non. Je viens de Marseille. On s’est rencontrés à Marseille. On travaille à Marseille. Le soleil de cette ville, la joie, la générosité… Ce matin, un journaliste m’a demandé : « Mais pourquoi les Marseillais sont si fiers de leur ville ? » J’étais incapable de lui répondre.
Leïa Haïchour : J’aime trop dire que je viens de Marseille ! Il y a une sorte de patriotisme… Y’a pas moyen qu’on critique cette ville ! (rires)
Prïncia Car : C’est lié aussi aux valeurs de générosité et de fidélité, autant d’éléments que j’ai retrouvés dans le groupe de jeunes. Entre eux, c’est à la vie, à la mort.
Leïa Haïchour : Pour moi, ça vient de la Méditerranée. Cette fierté, je la retrouve aussi en Algérie, par exemple.
Prïncia Car : Oui voilà. C’est l’effet de la Méditerranée, qui fait briller Marseille et les Marseillais !
Les Filles Désir, en salles le 16 juillet.