Les odyssées -La nature de Werner Herzog
Par Emmanuel Burdeau
On n’en finit plus de célébrer Werner Herzog. Il y a un an, le Centre Pompidou montrait quelques-uns des films réalisés depuis la rétro historique de 2008. Depuis, l’Allemand a enchaîné les tournages et, en août, Venise lui a décerné un Lion d’Or d’honneur remis par Francis Ford Coppola, qu’il connaît de longue date et qui, par bien des aspects, lui ressemble. L’ermite universel a fêté en septembre ses 83 ans. Déjà vedette du cinéma, de la littérature, de l’opéra et de la télé – le méchant de The Mandalorian –, Herzog est par ailleurs en passe de devenir une des coqueluches d’Instagram. Plus rien ne l’arrête. Et voici que Potemkine lance une nouvelle rétrospective, en trois volets, intitulée « Les Odyssées de Werner Herzog ». Le premier, composé de sept films et nommé « La Nature », part à la conquête des salles dès ce mois de novembre. Suivront assez vite « Le Rêve » et « Le Chaos ». De même qu’on n’en finit plus de célébrer Herzog, on n’en finit plus de vouloir comprendre pourquoi il disparut de la circulation et pourquoi ensuite son retour a été si spectaculaire.
Cinéaste écologique ?
Les faits sont connus : au début des années 1980, le tournage catastrophique de Fitzcarraldo met un coup d’arrêt à une aventure ouverte à la fin des années 1960. Herzog se replie vers le documentaire et la télé. Un premier retour a lieu avec l’hommage à Klaus Kinski, Ennemis intimes (1999). Second retour, irrésistible cette fois, avec l’immense Grizzly Man (2005). C’était il y a 20 ans. Nous vivons depuis une Herzogmania. Jusqu’à quand ? Aucune idée.
Sans doute l’exil ne fut-il pas trop dur pour le seul cinéaste de l’histoire à avoir réalisé des films sur les sept continents. Sur son retour, on peut hasarder deux explications simples. Le début des années 2000 a été le moment d’un puissant regain d’intérêt pour le documentaire. Ce renouveau a profité à Herzog. Le début des années 2000 a également marqué un tournant dans la conscience des enjeux environnementaux et climatiques. Or, ces enjeux, s’est-on soudain ressouvenu, étaient depuis toujours ceux de notre cinéaste. En allant tourner dans la jungle et dans le désert, en montagne et au bord des volcans, Herzog avait été en avance : il était temps de le reconnaître. Le premier volet potemkinien entérine ainsi l’ancienneté d’un souci que la plupart des cinéastes n’auront pas été si précoces à élire.
Herzog cinéaste écologiste, donc, depuis toujours et bien avant que cela devienne une nécessité ? Peut-être pas. S’il y a une chose en effet qu’on ne trouve pas chez lui, c’est une vision édénique de la nature. Herzog peut bien avoir grandi dans les montagnes de Bavière, il peut bien être un marcheur infatigable, trouver qu’une vie à la dure est la douceur même, lorsqu’il parle de la nature ce n’est pas le chant des oiseaux qu’il retient, le parfum des fleurs ou la compagnie affectueuse des animaux. C’est la voracité de la jungle, l’agressivité des bêtes et la volonté de détruire l’homme.
Tout cela, Herzog l’a dit et répété en entretien. Il l’a aussi écrit, en particulier dans l’extraordinaire journal tenu lors du tournage de Fitzcarraldo, devenu par la suite un livre, Conquête de l’inutile (Capricci, 2009). Pour lui, la nature est par définition hostile. C’est la leçon d’un film qui ne figure pas dans ce premier volet mais qui reste exemplaire, Grizzly Man. Il était fatal que l’illuminé persuadé d’être à tu et à toi avec les ours de l’Alaska finisse dépecé par l’un d’eux : la nature est sans tendresse pour les naïfs. Leçon aussi d’Aguirre, la colère de Dieu (1972), présent, lui, dans ce volet : lorsque sur son maigre radeau, le conquistador déchu joué par Kinski affirme qu’il est la colère de Dieu et demande qui d’autre est avec lui, ce n’est pas du petit singe qu’il a dans la main qu’il espère une réponse. Aguirre balance à l’eau le petit animal apeuré. Sans un regard, comme un déchet ou, au mieux, comme la ponctuation de son ultime parole. On n’en conclura pas à l’hostilité de Herzog à l’égard de cette nature hostile. Ce serait mal poser le problème. Herzog n’est pas hostile ou favorable. Il se contente de filmer un état de l’univers dont il semble estimer qu’il a toujours été le même : à la fois originaire et terminal. Aussi la crise actuelle, si alarmante soit-elle, ne doit-elle lui apparaître que comme l’énième épisode d’un feuilleton commencé il y a des millénaires. Aussi encore chacun de ses films s’apparente-t-il à un nouveau face-à-face entre la volonté de puissance humaine et la cruauté naturelle.
La nature, c’est le chaos
L’œuvre d’Herzog est intégrale et c’est en intégralité que la centaine de titres qui la composent doit être vue. Parmi les films de ce volet il n’est pas tellement intéressant, donc, de distinguer les essentiels des secondaires. Tout juste peut-on proposer une sorte de guide. Bien sûr, Aguirre est de beaucoup supérieur à Cobra Verde (1987), septième et dernière étape, au Dahomey, du périple kinskien. La fable australienne du Pays où rêvent les fourmis vertes (1984) reste à découvrir, pour son humour et la surprise de cette « modestie sereine » vantée par Serge Daney, qui pourtant ne mettait pas Herzog très haut.
La Soufrière (1976) ouvre superbement la série des documentaires sur les volcans, dont le dernier en date, sous-titré Requiem pour Katia et Maurice Kraft et sorti il y a pile un an, pourrait ne pas rester sans suite. Les Ailes de l’espoir (2000), quant à lui, peut être vu en regard d’Aguirre. Herzog y revient sur un crash aérien survenu en forêt équatoriale pendant le tournage de celui-ci. Cet autre documentaire s’inscrit par ailleurs, au côté par exemple de Petit Dieter doit voler (1997), dans une autre série, celle des films de survie dont le héros – en l’occurrence l’héroïne, l’Allemande Juliane Koepcke – persiste à mal comprendre par quel miracle il – elle – n’a pas péri. Car la nature, parfois, sait aussi se montrer obscurément clémente. Gasherbrum, la montagne lumineuse (1985), où Herzog filme l’alpiniste Reinhold Messner en train de gravir deux sommets de l’Himalaya, dialogue avec La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner (1974) comme avec le toujours méconnu Cerro Torre : Le Cri de la roche (1991) : les sommets et leurs exploits, encore et toujours ; mais aussi leur vanité, leur irresponsabilité et, en dernier instance, leur terrible absence de signification.
Et pour finir – pour commencer plutôt, ce film étant chronologiquement le premier –, un drôle d’essai cinématographique tourné dans plusieurs déserts africains baptisé Fata Morgana (1971). Ces deux mots désignent le phénomène d’optique qui résulte de la combinaison de plusieurs mirages. Preuve, si besoin en était, que les trois volets de Potemkine n’en font en vérité qu’un. La nature, chez Herzog, c’est le chaos : désordre, agression, dévoration. Et c’est le rêve : mirages, conquêtes inutiles, espace mental où l’homme n’en finit pas de projeter le drame, mais aussi la comédie, de sa force.
Les odyssées – La nature, en salles le 19 novembre.