Rêve party sur l’île de Beauté
Du 14 au 21 octobre 2025 a eu lieu la 8e édition de Lisula CineMusica, à L’Île-Rousse, en Haute-Corse. Compte-rendu presque complet d’un festival qui ravit les yeux et les oreilles.
Par Boris Szames
Destination Calvi, ancien bastion génois où Christophe Colomb aurait vu le jour, selon les chauvins du coin. Côté cinéma, aucune trace du passage des Randonneurs de Philippe Harel ni de Luc Besson et de son Grand Bleu, encore moins de Jacques Rozier, venu y tourner Adieu Philippine, en 1960. L’île française « qui se chauffe au soleil d’Italie » continue d’inspirer les cinéastes. Pas plus tard qu’en février dernier, Le Mohican de Frédéric Farrucci suivait la cavalcade effrénée d’un berger indocile (Alexis Manenti, parfait de mutisme) traqué par des mafieux dans le maquis. Au volant de sa petite Citroën de location, notre guide, Sylvie-Anne, sémillante stéphanoise expatriée en Suisse, attire notre attention sur le panorama en Technicolor dans l’encadrement de sa vitre. Bleu cyan de la Méditerranée. Côteaux escarpés. Et légionnaires en goguette (la région sert de camp de base au 2e régiment de parachutistes depuis le début des années 60). Une demi-heure plus tard, nous voici arrivés à L’Île-Rousse, sa tour génoise, vigie dressée face à la mer. Et son unique salle de cinéma, Le Fogata, géré par Ceccè Acquaviva, directeur du supermarché Leclerc avoisinant et président du festival. Un taiseux qui a fait ses classes dans des groupes polyphoniques. Lisula CineMusica, c’est aussi l’œuvre d’Alain Rémond-Suzzoni et Claudine Cornillat, respectivement directeur général et directrice artistique du festival. L’un se fait fort d’avoir participé au « développement du cinéma numérique en France ». L’autre dirige le mythique Max Linder Panorama, à Paris, et Le Capitole, à Suresnes.
Lisula, donc. 200 films projetés en huit ans d’existence. Un pont jeté entre cinéma et musique. Deux langages qui dialoguent s’enrichissent et se complètent. Le programme éminemment politique de cette 8e édition fait la part belle au chaos, qu’il infuse dans les luttes féministes (La Vague de Sebastián Lelio), les free-parties (Sirāt d’Óliver Laxe) ou, de manière plus cynique voire d’une causticité assumée, dans la composition d’un hymne national (Oui, de Nadav Lapid). Trois « comédies musicales » dont on n’a peut-être pas encore saisi pleinement la portée dans le vacarme ambiant. Preuve en est avec le film galvanisant de Sebastián Lelio, dans lequel une étudiante victime de violences sexistes et sexuelles devient le fer de lance du mouvement contestataire sans précédent qui a agité les universités chiliennes, en 2018. Aux banderoles épinglant l’État patriarcal, le cinéaste préfère le happening dansé à la manière d’un musical hollywoodien. Des corps qu’Óliver Laxe épuise jusqu’à l’autodestruction (« Fais tout péter ! ») en marge d’une guerre en sourdine dans Sirat. As-Sirāt, justement, désigne le pont suspendu au-dessus de l’Enfer que les Musulmans traversent au jour du Jugement Dernier. Le hadith en question précise : « L’ultime passant sera réellement arraché. » Nadav Lapid, lui, arrache son personnage, une sorte de Zelig béni-oui-oui, aux orgies de la jet-set israélienne, (Enfer), l’abandonne dans le désert (Purgatoire), laissant entrevoir la possibilité d’un nouveau départ (Paradis).
Cette frontière ténue entre le Bien et le Mal s’estompe dans la brume de Champs de bataille de François Vautier, sensationnelle expérience en VR dans les tranchées de Verdun, en 1916. Si le dispositif prétend offrir une objectivité totale par son absence de découpage, l’esthétique immersive altère surtout la relation du spectateur au film, réduit à un objet de curiosité aveugle, les images ne nous regardant plus. Gloomy Eyes de Fernando Maldonado et Jorge Tereso accomplit certainement le mieux ce fantasme, vieille antienne du « cinéma total ». Ici, le spectateur peut littéralement se mouvoir à travers un inframonde burtonien dans lequel une petite fille et un zombie se lient d’amitié sur fond de guerre (encore !) entre les vivants et les morts. Le chapitrage de l’histoire à la manière d’une mini-série Netflix pour adolescents plombe un peu l’ambition du projet. Dommage… Entre deux séances nous revient à la mémoire cette jolie phrase de Victor Hugo : « La musique, c’est du bruit qui pense ». On aimerait croire qu’elle a inspiré au Finlandais Lauri-Matti Parpei son deuxième film, La lumière ne meurt jamais : l’histoire d’un flûtiste cafardeux qui, de retour dans sa ville natale, étouffe ses pensées morbides en jouant dans un groupe de rock « bruitiste ». Sous le vernis de la comédie dramatique minimaliste sommeille un film gentiment subversif, revendiquant le droit à la déprime au pays du sisu, cette philosophie qui prône la résilience face à l’adversité.

Lorsque la nuit tombe sur L’Île-Rousse, les festivaliers affluent par dizaines dans la cour du Fogata, drive-in miniature avec écran (presque) géant, buvette et buffet. Au programme : spécialités corses, cuisine du monde (choucroute, couscous… pas de jaloux !) et bavardages cinéphiles avant la séance du soir. Du continent nous parviennent des nouvelles pas foncièrement réjouissantes, comme les chiffres enregistrés par Sacré Coeur, docu-fiction alignant des témoignages de pauvres hères sauvés par la foi et des reconstitutions d’apparitions du Christ. 100 000 entrées en près d’une dizaine de jours, d’après son réalisateur, Steven Gunnell, ex- chanteur du boys band Alliage ferré par l’Église au sortir d’une longue traversée du désert. Pas de quoi s’affoler a priori. Sauf que le film imbibé d’eau bénite porte le sceau de Saje, société spécialisée dans la distribution des faith based movies (films basés sur la foi), à l’instar d’Unplanned, fiction ouvertement anti-IVG diffusée sur C8 en d’autres temps. La messe est dite…
Dans la dernière ligne droite du festival, on nous propose de désigner le meilleur court-métrage parmi une sélection de sept œuvres, toutes d’excellente facture. Une tâche ardue, en somme. Le jury présidé par Béatrice Laherrere, directrice des ventes chez Metropolitan Filmexport, comprend un cinéaste-directeur d’hôtel (Rinatu Frassati), la productrice associée du Théorème de Marguerite d’Anna Novion (Constance Penchenat) et le comédien Gray Orsatelli, un enfant du pays qui parle de Karim Leklou et des clémentines corses avec une ferveur égale. La délibération organisée dans un hôtel de luxe surplombant la Méditerranée ne s’éternise pas. Les arbitres de la compétition ont été séduits à l’unanimité par le court d’Aude Pépin, Smell Like Kids’ Spirit, un film à hauteur d’enfant dont la palette chromatique évoque les soirs d’été à la fraîche. Il est question ici d’une gamine en culottes courtes, Rita (bluffante Marnie Louise Tennesse, fille de la cinéaste), de sa mère frivole et de son ancien amant aux abois, un rockeur américain à la dégaine de Vercingétorix. Aude Pépin s’intéresse, non sans une certaine audace, à la naissance du désir à l’âge prépubère, que sa caméra effleure la peau du musicien bardée de tatouages ou qu’elle laisse deviner avec pudeur le corps légèrement dévêtu de l’enfant, sans jamais l’érotiser. On décide d’adjoindre au prix du jury une mention spéciale à un court-métrage d’animation, Charbon de terre de Bastien Dupriez, qui donne l’impression de voir Walt Disney crayonner au fusain une version terroir de Fantasia sur du free jazz. C’est grisailleux, grisant et hypnotique. Presque comme un avant-goût du retour au bercail. Paris où « le ciel est gris, les gens aigris » selon Thomas Dutronc, qu’il n’est d’ailleurs pas rare de croiser sur les hauteurs de L’Île-Rousse.
Tous propos recueillis par BS sauf mention