Marie Trintignant : une affaire de famille
Si son meurtre a ouvert la voie à la reconnaissance des féminicides, il a également porté une ombre trop grande sur sa carrière de comédienne. Marie Trintignant jouait aussi intensément qu’elle vivait : née de deux figures du cinéma français, elle eut quatre fils de quatre compagnons différents, avec qui elle a partagé de grandes histoires d’art et d’amour. Sa mère sera la première à la mettre en scène, à 5 ans, mais aussi la dernière à la filmer, en cet été 2003 où Marie Trintignant est assassinée par Bertrand Cantat. Retour sur une trajectoire broyée. Par Marine Bohin
« Alain et Patrick ont fait tout le travail. Ils m’ont vraiment aidée parce que je n’étais pas assez structurée… J’étais constamment en ébullition. Pendant ce tournage, je me suis même dit que je ne pouvais pas faire ce métier, qu’il allait me briser et que dans deux ans je serai à l’asile ! » Dans le documentaire Marie Trintignant, tes rêves brisés,de sa mère Nadine Trintignant, on peut voir la comédienne se remémorer, l’œil malicieux et la clope au bec, le tournage du film qui l’a révélée à 16 ans. Série noire, ce film trempé d’angoisse, où elle percute un Patrick Dewaere à vif, mis en scène par son beau-père Alain Corneau. Dans une scène d’un glauque assumé, Dewaere, qui fait du porte-à-porte pour gagner sa vie, se voit proposer par une dame à qui il a vendu un peignoir de passer du bon temps avec sa nièce Mona, en guise de paiement. Touché par la candeur de la jeune fille qui se déshabille devant lui, il culpabilise et s’enfuit. Marie Trintignant prête à Mona ses yeux mélancoliques et fait là une entrée mémorable dans le milieu auquel son nom la destinait. Nepo baby avant l’heure, elle ne cherchera jamais les succès populaires ni les films faciles, allant vers des personnages de putes et de désaxées avec appétit.
Hérédité
« C’est vers 14 ans qu’elle m’a dit vouloir être comédienne. J’avais peur pour elle. Les comédiennes, elles en bavent. Jean-Louis, lui, disait qu’elle avait raison, que c’était un beau métier… » Nadine Trintignant, installée dans un fauteuil tapissé de velours qui avale son corps frêle, évoque avec tendresse sa fille disparue. Une épaisse frange d’un blond cendré tombe sur les lunettes fumées de l’octogénaire. Dans cet hôtel particulier du Marais aux murs décorés de marionnettes balinaises, les livres s’entassent jusqu’au plafond. Les souvenirs aussi. Partout, des photos de ses enfants sont encadrées : Marie Trintignant mais aussi sa petite sœur Pauline, morte à quelques mois, et leur frère Vincent, en compagnie de son premier mari Jean-Louis Trintignant et de son deuxième époux, le réalisateur Alain Corneau, tous deux décédés. « On n’oublie jamais les choses dures de la vie. On n’oublie pas les douceurs non plus, mais c’est moins marqué au fer rouge dans sa tête. J’ai malheureusement eu l’occasion de m’en apercevoir », souffle la survivante.
Depuis la disparition de Marie Trintignant il y a vingt ans, Nadine ne trouve plus le sommeil, tourmentée par la culpabilité d’avoir doublé sa dose de somnifères la nuit où elle fut tuée par des coups que le chirurgien comparera à la force d’une moto projetée à pleine vitesse contre un mur. Mais elle est très claire : elle ne parlera que de cinéma. Pour le reste, le deuil, la douleur, il y a son livre Ma fille, Marie (2003, Ed. Fayard), dans lequel elle a couché ses regrets de n’avoir pas vu la relation toxique dans laquelle se débattait sa fille, retenue par un homme possessif qui allait la couper de sa propre famille.
« Elle n’aimait pas les rôles de jeunes premières, elle aimait les gens déchirés, avec des failles »
— Françoise Piazza, sa biographe
Le 2 juin 2003, Cantat va rejoindre Marie Trintignant contre son gré sur le tournage de Colette, téléfilm que Nadine Trintignant met en scène à Vilnius, Lituanie. Le 26 juillet, sans le savoir, Nadine capture les dernières images de Marie, corsetée, emperruquée, dans le rôle de la sulfureuse écrivaine, mais perturbée en son for intérieure par la présence de cet amant envahissant. « Sa première apparition était dans un de mes films : Mon amour, mon amour (1967), on la voyait dans les bras de son père en train de tournoyer. Puis je l’ai reprise dans Défense de savoir, à 11 ans, où elle a trois scènes avec Jean-Louis, qui était soufflé d’ailleurs, parce qu’elle était vraiment douée ! » À l’époque, une chose embête la petite Marie : ce tournage la prive de ses vacances scolaires. Pas franchement convaincue d’être une enfant de la balle, elle préfèrerait être vétérinaire. Marie continue de grandir devant la caméra de sa mère, qui lui confie des petits rôles, parfois même avec son frère Vincent – in fine, elles tourneront une dizaine de fois ensemble. Mais c’est bien après Série noire en 1979 qu’elle décide de faire de la comédie son métier. À cette époque, Nadine n’est plus avec Jean-Louis, séparée après seize ans de mariage. Son nouveau compagnon, le réalisateur Alain Corneau cherche celle qui sera Mona, cette jeune fille quasi mutique que sa tante prostitue. Sur son bureau, une photo de Marie qui traîne lui fait l’effet d’une révélation.
Myriam Boyer, interprète de la femme de Dewaere, se remémore une Marie encore adolescente, qui devait donner la réplique à des comédiens aguerris : « Marie était la petite de la bande, très timide. C’était troublant car on n’avait pas l’impression d’une enfant qui venait de ce milieu ! Mais sa famille portait sur elle un regard plein d’amour et très professionnel, ça ne pouvait que bien se passer. » Un regard bienveillant et néanmoins critique. Nadine Trintignant : « En voyant Patrick sur le tournage, elle s’est rendu compte qu’elle avait besoin de travailler. Et elle était lucide, elle n’était pas à la hauteur, loin de là ! Alors elle est allée en province pour jouer avec une bande d’aspirants comédiens dans les prisons, les hôpitaux… Elle voulait jouer devant des gens pour apprendre. » Et la cinéaste de poursuivre avec la même verve : « Elle a fait une première pièce qui n’était pas terrible [Les Nuits blanches de Dostoïevski, en 1981] … Elle me disait que j’étais dure avec elle mais je voulais qu’elle soit la meilleure possible ! » Cette filiation lui apporte une profonde compréhension des rouages du cinéma. Avec Anne Théron, elle a tourné Ce qu’ils imaginent, l’un de ses derniers films, l’histoire d’une quadragénaire qui quitte son mari un beau matin, sans se retourner, et part au Havre refaire sa vie avec un jeune homme à peine majeur. Dès que la réalisatrice lui donne le script de son long, elle obtient une réponse : « Marie avait tellement vu sa propre mère attendre des réponses de la part des comédiens qu’elle essayait d’être correcte, d’être du côté des metteurs en scène. Elle ne m’a pas fait attendre, elle m’a répondu très vite, oui elle voulait faire ce film. J’ai insisté sur le fait que le projet allait être dur à monter, mais elle n’a jamais lâché. Elle appelait elle-même les distributeurs ! »

Collection Christophel © Dean Film / Les Films Marceau Cocinor / Etienne George
La maman et la putain
Avec le recul, sa biographe Françoise Piazza (Marie Trintignant, une vie brisée auxÉditions de L’Archipel, 2022) est certaine d’une chose : « Elle n’aimait pas les rôles de jeunes premières, elle aimait les gens déchirés, avec des failles, c’est ce qui lui ressemblait le plus. Mais dans la vie quotidienne elle était très rieuse, surtout avec ses enfants. Il y avait deux personnes qui cohabitaient en elle. » De fait, la comédienne n’aura jamais couru après les rôles de jeunes femmes douces et séduisantes qui pullulent dans le cinéma français des années 80-90. Au contraire, elle demande à Chabrol, qui l’a pourtant connue enfant, de lui écrire « un rôle de pute », comme il le raconte lui-même. Ce sera Une affaire de femmes, en 1988, film dans lequel elle incarne une prostituée sous Vichy, hébergée par la faiseuse d’anges Isabelle Huppert. Le film fait scandale, un catholique intégriste va jusqu’à lancer une bombe lacrymogène pendant une projection, tuant un spectateur. Cette Affaire de femmes lui vaut la première de ses cinq nominations aux César, en vain. Elle y gagne néanmoins une rencontre avec un jeune acteur un peu tête brûlée que son goût prononcé pour la picole tiendra un temps loin du succès, un certain François Cluzet. La même année, elle le retrouve dans À la mémoire d’un ange de Claire Devers. Le couple se forme peu après, les deux acteurs écrivent même à quatre mains la pièce Y’a pas que les chiens qui s’aiment. Ils ont un fils en 1993, Paul, deuxième enfant de Marie qui a déjà eu Roman avec Richard Kolinka, le batteur du groupe Téléphone. Deux autre garçons, Léon et Jules, naîtront de ses amours futures. Hors des cadres, Marie s’affranchit des traditions, invente sa façon à elle de faire famille. « Elle ne voulait pas qu’on l’entrave, analyse Françoise Piazza. Elle est allée d’un homme à l’autre, c’est vrai, mais elle n’a jamais trompé personne. Quand c’était fini, elle arrêtait les relations et restait en bons termes avec ses ex ! »
« C’est très fatigant de tourner la journée et de s’occuper de ses enfants le soir ! Et comme elle ne voulait pas quitter le plateau pour se reposer, les machinos lui mettaient un matelas par terre »
— Nadine Trintignant
Cette liberté fascine ceux qui la filment. Au talent s’ajoute cette façon de se mouvoir si atypique, féline, et un visage que des yeux légèrement bridés rehaussent d’une pointe d’étrangeté. L’actrice tourne avec Jean-Hugues Anglade le torride Nuit d’été en ville, prête sa voix si musicale – et qu’elle n’a jamais aimée – aux films de Leos Carax et de Chantal Akerman, puis retrouve Claude Chabrol pour Betty, unanimement salué comme son meilleur rôle, celui d’une Versaillaise alcoolique et infidèle chassée par sa belle-famille bourgeoise. Nadine Trintignant reconnaît qu’il s’agit de son rôle le plus iconique : « C’est son film le plus formidable ! J’en suis jalouse ! Je lui ai dit d’ailleurs, à Chabrol, qu’il était dégueulasse de m’avoir fait ça (rires) ! Les gens ne s’en sont pas rendu compte à l’époque, et aujourd’hui c’est un film culte. » Hasard du calendrier, le comédien Yves Lambrecht, qui joue le mari cocu de Betty, séjourne chez Nadine au moment de l’interview. « Je pense que Betty a été un challenge heureux pour Marie, confie-t-il, avec elle on était dans le jeu pur, sans triche. Elle ne se forçait pas à pleurer pour prouver qu’elle savait pleurer. Tout était vivant avec elle, jamais de mièvrerie. Quand vous jouiez avec elle, elle ne vous lâchait pas la main. »
Dès lors, les rôles de femmes qui dansent au bord du gouffre lui collent à la peau. Pour Pierre Salvadori, elle est une mythomane attachante dans Comme elle respire ; pour Bernie Bonvoisin, une gitane paraplégique qui répond au doux nom de Levrette dans Les Démons de Jésus, une kleptomane fétichiste dans Le Cri de la soie ou encore une amoureuse borderline dans Les Marmottes. Claire Devers, qui la dirige une nouvelle fois en 2003 dans Les Marins perdus, aux côtés de Bernard Giraudeau, parle encore d’elle au présent, en buvant son espresso : « C’est quelqu’un d’incroyablement centré. Comme un culbuto, vous savez ? Elle pouvait se déséquilibrer un peu, car elle savait qu’elle retomberait toujours sur ses pattes. Elle a un côté vertébré, ce qui est rare chez les acteurs, qui peuvent douter, être trop souvent dans le regard de l’autre. Avec des acteurs comme Marie, on peut aller très loin, c’est sans danger pour eux. » Et puis Marie est quasiment née sur un plateau de cinéma : « En étant la fille d’une metteuse en scène et d’un acteur, elle était parfaitement consciente que chaque minute perdue représente de l’argent », assure la cinéaste. Tout en précisant qu’elle a peut-être payé cher cette place privilégiée : « À moins d’être crétin ou narcissique, être ‟la fille deˮ, ce n’est pas évident. D’ailleurs elle a été souvent nommée aux César mais ne l’a jamais eu ! » Nadine Trintignant reconnaît des désaccords avec son mari sur la façon d’encourager leur fille : « Moi, j’étais pour aider les enfants à démarrer dans n’importe quel métier que ce soit, et Jean-Louis pensait qu’il fallait les laisser se débrouiller… D’ailleurs ils n’ont vraiment travaillé ensemble que tard, et au théâtre principalement ! » Car Nadine Trintignant, qui fut l’une des rares femmes monteuses de son époque avant de devenir une réalisatrice engagée, était aussi une enfant du sérail. Ses parents et ses deux frères étaient comédiens, elle est aussi la cousine de Maurice Béjart. « Dans ma famille à moi on était très proches ! J’ai dû transmettre cela à Marie. » La comédienne ne veut pas choisir entre son métier et sa famille et amène fréquemment sa tribu sur ses tournages : « C’est très fatigant de tourner la journée et de s’occuper de ses enfants le soir,se remémore Nadine. Et comme elle ne voulait pas quitter le plateau pour se reposer, les machinos lui mettaient un matelas par terre. Elle s’endormait complètement entre les prises, et dès qu’on avait fini de régler les lumières, hop ! Elle se levait direct, toute reposée, pour tourner. Quand l’équipe voyait arriver les enfants, ils disaient : ‟Ha ! Il doit être 16 h 30 !ˮ Puis ils se mettaient dans un coin, aidaient parfois les électros… » « Quand on a un enfant et qu’on va en avoir un deuxième, on a peur de moins l’aimer. En fait, c’est pas qu’on a le cœur qui se partage : on a le cœur qui grandit »,assurait Marie elle-même dans une interview.Mais la présence de ses enfants créait parfois des situations incongrues : dans l’incipit des Marmottes, elle se lève entièrement nue, chaussée de Moon boots et veut se jeter du balcon d’un chalet. Mais la comédienne aperçoit alors au loin ses enfants, venus sur le tournage profiter de la montagne. Honteuse, elle décide de ne plus accepter de scènes dénudées.

Collection Christophel © Alquimia Cinema / Canal+ Photo Moune Jamet
Sombre héros de l’amer
Quand Marie tourne Total Khéops à Marseille, avec Richard Bohringer, elle a une nouvelle fois aménagé son plan de travail selon ses enfants. Son dernier, né de sa relation avec Samuel Benchetrit, s’appelle Jules et il n’a que 4 ans. Elle se lie d’amitié avec l’assistante-réalisatrice Ann, sœur d’un certain Bertrand Cantat. Marie pense déjà à son prochain rôle : nous sommes en 2002 et elle va bientôt jouer dans Janis et John, premier long de son mari, le rôle d’une femme qui se prend pour Janis Joplin. Quand elle apprend que le groupe de rock Noir Désir se produit dans une ville voisine, elle demande à Ann de lui présenter Bertrand Cantat. Le voir chanter sur scène pourrait l’aider à préparer son rôle… Entre les deux artistes, l’attirance est immédiate. Leur histoire démarre rapidement, bien qu’il soit lui aussi marié. Sur Janis et John, Marie est filmée par son mari et donne la réplique à son ex, François Cluzet, ainsi qu’à son père Jean-Louis Trintignant. Encore un film « en famille » pour la comédienne. Mais quand la caméra s’éteint, la réalité s’avère compliquée : si Samuel Benchetrit a accepté sa nouvelle relation avec Cantat, le rockeur, lui, reste dévoré par la jalousie.
Marie enchaîne en juin 2003 avec le téléfilm Colette, une femme libre,son dernier tournage. Avec sa mère, elles tournent un script qu’elles ont écrit à quatre mains. C’est Marie qui a eu l’idée d’adapter la vie de la très avant-gardiste écrivaine et France 2 leur laisse carte blanche. Leur collaboration est une évidence, elles ont lu chacune des dizaines d’ouvrages sur l’autrice, ont surligné les mêmes passages : « Elle venait chez moi, prenait une table à repasser et mettait son ordi dessus. Moi j’étais sur ce bureau, là, dit Nadine en désignant l’immense bureau en bois massif qui trône derrière elle. On travaillait ensemble et j’adorais ça. On avait les mêmes déchirements, on était les mêmes. Elle envisageait d’être metteuse en scène aussi, plus tard. » Ce n’est pas la première fois que mère et fille écrivent ensemble : elles ont scénarisé deux ans auparavant la saga télévisée Victoire ou la douleur des femmes. Nadine y racontait les avortements clandestins, qu’elle a bien connus. Engagée pour l’avortement libre, elle a fait partie des signataires du manifeste des 343 salopes, aux côtés de nombreuses célébrités qui avouaient avoir avorté illégalement. À partir de la coécriture de Victoire, le militantisme de Nadine gagne Marie, qui s’engage pour de nombreuses causes – on la verra entre autres participer aux manifestations contre Jean-Marie Le Pen en 2002.
Lorsque Nadine annonce à sa fille que le producteur de Colette veut tourner dans les pays baltes, Marie est soulagée. Elle lui confie qu’elle y verra plus clair en passant deux mois loin de Samuel Benchetrit et de Bertrand Cantat. Mais à la grande surprise de Nadine, ce dernier les rejoint. Dans sa paranoïa, il est persuadé que le film se fait « contre lui ». Vincent, alors premier assistant-réalisateur, remarque l’extrême fatigue de sa sœur. Si ses précédentes relations amoureuses ont toujours débuté dans l’euphorie, cette nouvelle idylle, vieille d’à peine un an, ne semble pas la rendre heureuse. Marie, qui a pourtant l’habitude de déjeuner avec les techniciens et les acteurs, se dérobe dès qu’elle le peut, part rejoindre le chanteur qui l’attend dans sa caravane en la bombardant de messages. Nadine sent que cette omniprésence rend sa fille nerveuse. Il lui demande sans relâche des preuves de son amour, intime qu’elle le rassure. « Tu étais inquiète, pas heureuse, écrit Nadine dans son livre. J’ai cru que c’était la fatigue. Je n’ai pas vu, pas compris (…) Ton meurtrier a d’abord été attiré par ton formidable amour de la vie. Il a tenté de le prendre pour lui, puis, incapable de le développer, a trouvé tes points vulnérables : ta famille, ton métier. Il nous a dénigrés, il a dévalué ton travail, ton milieu. » Le 26 juillet, Marie part rejoindre son futur meurtrier après sa journée de travail. Elle ignore qu’il a profité de son absence pour lire ses SMS et qu’il a trouvé un message de Samuel Benchetrit au sujet de la promotion de Janis et John, conclu d’un : « Je t’embrasse, ma petite Janis. » Quelques heures plus tard, Vincent Trintignant est appelé en pleine nuit par le chanteur, en état d’ébriété, qui prétend s’être disputé avec Marie. Il le rejoint dans leur chambre d’hôtel. Cantat lui assure que sa sœur dort, puis lui parle pendant des heures de sa prétendue souffrance : il se sentirait exclu de la grande famille du cinéma et de celle des Trintignant. Quand Vincent découvre sa sœur inconsciente, le visage tuméfié, il appelle les secours. Marie est plongée dans un profond coma.
« Avec des acteurs comme Marie, on peut aller très loin, c’est sans danger pour eux »
— Claire Devers
Au chevet de Marie, ses parents, ses fils, ses ex et ses amis se relaient sans relâche. Une opération, qui n’a qu’une chance sur mille de réussir, est tentée à la demande de la famille. Elle est rapatriée à l’hôpital de Neuilly-sur-Seine le 31 juillet, son ambulance pourchassée par les photographes. Lambert Wilson, son partenaire sur Colette, reste auprès d’elle, chante sept heures d’affilée, s’évanouit de fatigue, recommence aussitôt, soutenu par Nadine. Samuel Benchetrit est réveillé par le téléphone : on lui annonce qu’il n’y a plus aucun espoir. Étant encore légalement son époux, il doit donner son accord pour que cessent les soins.
Marie Trintignant est déclarée morte le 1er aout 2003, à 41 ans. Dans son livre-enquête Désir noir (Ed. Flammarion 2023), Anne-Sophie Jahn analyse la façon dont le meurtre est alors relaté par les médias français : « Une dispute ayant mal tourné (…) Lui-même [Cantat] ne parle que d’accident. » Or, l’autopsie relèvera dix-neuf coups sur le corps et le visage de Marie, dont on ne distingue même plus les yeux. Cantat, qui jouit d’une aura de rockstar sombre mais talentueuse, assure avoir été frappé le premier et s’être défendu en poussant Marie contre un radiateur. Il fait 1 mètre 89 et la frêle Marie mesure 1 mètre 66 pour une cinquantaine de kilos. Lors de son audition, il prétend n’avoir donné que de « grandes baffes », qui ont pourtant écrasé le nez de Marie Trintignant, arraché ses nerfs optiques et entraîné un œdème cérébral, causant son décès. Son ex-femme Krisztina Radi raconte en off les violences et la relation d’emprise qu’elle subissait de la part de Cantat, mais revient sur ses déclarations pendant son audition, à l’instar d’autres anciennes compagnes qui se rétractent. Krisztina se suicidera quelques années plus tard, après avoir laissé à ses parents un long message expliquant que Cantat la violente et qu’elle craint pour sa vie. Les obsèques de Marie Trintignant ont lieu le 6 août. Son fils Roman demande que les cinq cents personnes présentes soient vêtues de blancs.

Collection Christophel © Etienne George
Une femme libre
Cantat, emprisonné en Lituanie, s’apprête à être jugé. En ce début de siècle, les médias français ne se font pas prier pour séparer l’homme de l’artiste : on emploie encore le terme de « crime passionnel », une notion qui déresponsabilise son auteur, excuse le meurtre conjugal en plaidant l’amour fou. L’entreprise de diabolisation de Marie Trintignant est lancée : Xavier Cantat, le frère de Bertrand, déclare aux enquêteurs qu’elle a la réputation dans le milieu du cinéma d’être déséquilibrée et droguée – il écrira même un livre sur le sujet, prétend que c’était elle qui dominait son frère, jusqu’à le rendre fou d’amour. Il assure que le clan Trintignant corrompt des témoins, ment et manipule pour cacher la vérité. Comme souvent, la consommation d’alcool chez l’homme coupable de crime devient une excuse, alors qu’elle est une circonstance aggravante pour sa victime. Au début des années 2000 en France, moins de 17 000 femmes ont osé porter plainte pour violences conjugales alors qu’on estimait à un million et demi le nombre de victimes. Le décès de Marie Trintignant entraîne d’ailleurs une déferlante d’appels au 3919 Violences femmes info.
Le procès se tient à Vilnius le 16 mars 2004. Tout le clan Trintignant est là, hormis Jean-Louis, dévasté, prostré depuis deux mois sans parler. Cantat tente de plaider sa cause, les Trintignant font bloc, ignorent ses atermoiements. Nadine Trintignant détourne volontairement les yeux du box des accusés. Il est condamné à huit ans de prison – et n’en fera que quatre. À l’époque, on aura tout fait pour utiliser la liberté de Marie Trintignant contre elle. Bien qu’aucun des réalisateurs ne se soit jamais plaint de son comportement, on la dépeint borderline, instable… Facile, de pointer du doigt cette anticonformiste, qui a vécu selon ses propres règles. Elle a eu quatre enfants de quatre hommes différents, s’est mariée avec Benchetrit de onze ans son cadet et s’est même jouée de la morale en confiant le rôle de Bertrand de Jouvenel, le très jeune amant de Colette, à son propre fils, Roman, alors âgé de 17 ans. « Ça a choqué tout le monde ! se rappelle Nadine Trintignant, qu’une grand-mère dirige sa fille et son petit-fils dans des scènes d’amour ! J’ai répondu au producteur que je ne faisais pas de porno en principe, donc ça allait… »
Marie est toujours restée proche de ses anciens compagnons. Ça aussi, elle le tient de sa mère Nadine : lorsqu’Alain Corneau, son deuxième mari, propose d’adopter Vincent et Marie dans les années 90, la procédure se fait sans animosité. « J’ai demandé à Jean-Louis si Alain pouvait les adopter, il a trouvé cela gentil et m’a juste demandé s’il serait toujours leur père. Je lui ai répondu : oui, toute la vie ! Il a même vécu à côté de chez nous pendant un temps ! Peu d’hommes accepteraient cela, mais ils m’ont fait confiance. » Si Marie a vu en Corneau un second père, le jeu l’a plus étroitement liée à Jean-Louis Trintignant au fil des années. « Elle a commencé à jouer avec sa mère, puis la tendresse qu’elle avait envers son père l’a totalement portée, conclut Françoise Piazza. Je me rappelle les avoir vus interpréter Poèmes à Lou… Il y avait une émotion palpable dans la salle, tant ils étaient en osmose. » Ces Poèmes à Lou seront la dernière occasion que Jean-Louis et Marie auront de travailler ensemble. Un spectacle sobre, dépouillé, au cours duquel père et fille lisent des poèmes de Guillaume Apollinaire, empreints d’amour et d’érotisme, accompagnés de deux musiciens. Daniel Mille était à l’accordéon et se souvient de la genèse du projet : « Comme ils n’avaient pas de portable à l’époque, ils s’envoyaient des cassettes sur lesquelles ils se lisaient ces Poèmes à Lou, c’est comme ça qu’est née l’idée de les monter en spectacle. »
Ces poèmes sensuels n’étaient pas le premier prétexte qu’ils avaient trouvé pour monter ensemble sur scène, puisqu’en 2001, Samuel Benchetrit leur avait déjà écrit Comédie sur un quai de gare. « C’est indéfinissable de partager la scène avec son fils ou sa fille,explique Daniel Mille. Ils l’ont fait beaucoup avec Marie, j’imagine à quel point cela devait nourrir leur relation, qui était déjà si particulière, plus qu’on ne peut l’imaginer ! Sur scène ils étaient beaux, émouvants, aimants. » Vingt ans plus tard, allée 24, division 45 du cimetière du Père-Lachaise, quelqu’un a déposé sur la tombe de Marie Trintignant un billet de théâtre, celui de la représentation de Poèmes à Lou, dans une pochette plastique. Une châtaigne empêche la pochette de s’envoler. Jean-Louis Trintignant repose à Uzès, mais Marie n’est pas seule. Elle partage sa tombe avec son père de cœur Alain Corneau, décédé en 2010. Leur épitaphe dit : « Paix, paix, ils ne sont pas morts, ils ne sont pas endormis, ils se sont réveillés du rêve de la vie. » Plus discrète, posée sur cette tombe de taille modeste, une plaque rappelle : « Ce ne sont pas les femmes qui sont fragiles, ce sont leurs droits.» Pour beaucoup de ses proches, la carrière artistique de Marie Trintignant a été effacée par son meurtre dans la mémoire collective. « La comédienne reste méconnue, la notion de féminicide a tout emporté, déplore Françoise Piazza. L’un de ses derniers films marquants, c’est Ce qu’ils imaginent de Anne Théron. C’est très troublant, on a la sensation de l’y voir s’effacer… » La cinéaste confirme : « Le film (sorti peu de temps après sa mort, ndlr) s’appelait initialement Juliette est absente… Mais c’était trop douloureux de garder ce titre, trop violent. » Elle tire un peu sur sa clope roulée, chasse la fumée et les larmes qui montent. « Quand on tournait, on discutait beaucoup de cet effacement, justement, de comment son personnage allait disparaître. Elle me demandait à ce sujet : ‟Tu crois qu’elle est morte ?ˮ Je ne savais pas. Et Marie ajoutait en souriant : ‟Non, elle n’est pas morte… Elle est juste partie.ˮ » – Tous propos recueillis par M.B. sauf mentions