[Festival Même pas peur] : Mothers and Monsters
Par Axel Cadieux.
La 15e édition du festival international du film fantastique Même pas peur, à Saint-Philippe, au sud de l’île de la Réunion, s’ouvre sur une sensation : le court-métrage Mothers and Monsters, de la Québécoise Edith Jorisch. Les premiers plans sont une succession de natures mortes à l’allure douteuse – plats en gelée, légumes confits, desserts marinés, tous servis par des majordomes dotés de gants blancs. Dézoom : sept femmes endimanchées se tiennent autour d’une table rectangulaire élégamment dressée, garnie de mets aussi farfelus qu’écœurants. Les rares incursions en coulisses, dans l’arrière-salle, lèvent le voile sur une assemblée de jeunes enfants, tout aussi apprêtés que leur mère, gardés par d’autres femmes ; racisées, celles-ci. Bientôt, de nouveaux plats sont recueillis dans le monte-charge par les majordomes et apportés à table : voilà des feuilles de chou qui, une fois dépiautées, s’avèrent abriter… des bébés ! Non pas pour être mangés – quelle idée -, mais adoptés par les hôtes comblées.
C’est ici que les premiers dérèglements surviennent. À l’âpreté des plans fixes succèdent une série de tremblements ; la tessiture sonore, jusqu’alors soyeuse si ce n’est cotonneuse, connait quelques heurts et ruptures ; les tics parsèment les visages et le vernis craquèle. C’est le sous-sol qui gronde. La révolte qui sourd. La caméra, curieuse, quitte la salle à manger par l’entremise d’une trompe organique, gélatineuse, et plonge dans les entrailles du lieu : en cuisine, le chaos. Des choux, moisis. Des employés qui s’échinent à la chaîne, épuisés. Des enfants sales, ébouriffés. Et puis dans le monte-charge, à destination des étages, un bébé différent des autres. Un bébé souriant mais difforme, lardé de monstruosités ; un bébé qui porte en lui la grande promesse du trouble, du désordre et de l’équité.
Le motif est bien connu, de Chabrol au Parasite de Bong Joon-ho en passant par Soleil vert ou les chefs d’œuvre de Paul Verhoeven que sont Showgirls ou Black Book : les apparences sont évidemment trompeuses et c’est dans l’arrière-cour de la bourgeoisie, parfois littéralement sous ses pieds, cachée, que se niche l’inavouable abjection ; en un mot, l’exploitation.
La charge politique, attendue voire ressassée, est ici assortie d’une grande radicalité formelle : Mothers and Monsters est tout entier articulé autour de sa mise en scène, géométrique et cadenassante. Elle enferme les souillons, dans les souterrains ; mais elle aliène aussi les mères, dans les étages, soumises aux injonctions à la maternité, à l’indifférenciation et au mutisme, à l’exception de quelques gloussements étouffés. Le propos pourrait paraître asséné et pourtant il glisse, avec pour cerise sur le gâteau un dernier plan où l’une des mères, désormais seule à table, enlace et cajole le nourrisson difforme et transmuté. Parce que ce dont on peut enfanter, ce dont on doit pouvoir accoucher, c’est aussi de promesses, de projets et de grandes idées.
On dit parfois de longs-métrages, et la remarque n’est jamais positive, qu’ils auraient été meilleurs sous la forme de courts. C’est ici l’inverse : Mothers and Monsters, clairement au-dessus de la mêlée, pourrait encore s’épanouir sur la durée. Est-ce la preuve qu’une cinéaste est née ? Axel Cadieux
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