Pierre Schoeller (Rembrandt) : « Pour moi, Rembrandt, c’est un peu Rambo »
Claire et Yves, physiciens de formation, travaillent dans le nucléaire depuis toujours. Lors d’une visite à la National Gallery, à Londres, Claire est bouleversée par trois toiles de Rembrandt, qui la poussent à reconfigurer son rapport au monde et au climat. Rencontre sur fond d’urgence écologique avec le cinéaste Pierre Schoeller (Versailles, L’Exercice de l’État, Un peuple et son roi…).
Par Benjamin Cataliotti

Des bureaux ministériels aux palais royaux, ou, si on pense à Rembrandt, des centrales nucléaires aux galeries de musées, les lieux que vous filmez sont-ils plus importants encore que les personnages ?
Pour Rembrandt, l’idée du musée vient d’une expérience vécue dans la même salle que celle du film, à la National Gallery de Londres. Face aux tableaux de Rembrandt, j’ai ressenti ce que vit le personnage de Claire. Ça part donc d’un lieu. Ensuite, ce choc est entré en collision avec mon envie de faire un film très contemporain. L’univers du nucléaire est emblématique d’une forme de développement, d’orgueil, de puissance. De là, ce monde opaque nous a amenés à développer le couple de chercheurs interprétés par Camille Cottin et Romain Duris.
Pourquoi débuter en Angleterre ?
Ça me plaisait d’aborder la France en tant que puissance internationale. C’est la réalité : la France est la seconde productrice d’énergie nucléaire au monde. Ça me paraissait pertinent de commencer avec le chantier de HinkleyPoint (où EDF participe à la construction pharaonique d’une triple centrale, ndlr), qui centralise tous les enjeux actuels de recherche et d’ingénierie des spécialistes du nucléaire.
Est-ce qu’il y a des décors plus effrayants que d’autres ? On sait que les centrales sont particulièrement surveillées…
Il n’y a pas de lieu impossible. Sur Rembrandt, ça me semblait évident qu’on pourrait poser une caméra dans la National Gallery. Ça n’a pas été simple en termes de moyens et d’autorisation, mais j’avais déjà collaboré avec le Louvre ou Versailles. Par contre, pour ce qui était de la centrale nucléaire, je suis parti du principe qu’on ne pourrait pas entrer avec une caméra, pour des questions d’autorisations et de sûreté par rapport aux enjeux industriels. J’ai donc écrit en sachant que je ne pourrais pas mettre mon œil dans le lieu principal de l’action.
Dans le film, ce caractère insaisissable de la centrale la rend d’autant plus inquiétante.
Le danger ne vient pas forcément de la centrale. Plutôt du contexte. Juste avant de venir, j’ai appris qu’il y avait quatre réacteurs de Gravelines, une grosse centrale de la côte normande, qui ont dû être arrêtés parce que des méduses se sont infiltrées dans un circuit de refroidissement. C’est extraordinaire. Vous avez un des animaux les plus anciens sur Terre qui vient arrêter une machine dont la technologie mobilise des années et des énergies très fortes.
Ça renvoie au choc ressenti par Claire dans le film : l’idée que des événements improbables peuvent, à l’heure du changement climatique, avoir des conséquences terribles.
Cette évolution du climat nous préoccupe tous. On la voit surgir, on vit avec. J’ai rencontré des spécialistes. Lorsque Claire discute avec un climatologue, c’est encore une scène que j’ai vécue. Avec ce chercheur, Davide Faranda, on a conçu les trois scénarios climatiques qui sont exposés dans le film.Les archives sur le climat sont tirées de phénomènes réels. Même le capitaine du ferry qui, dans Rembrandt, évoque le concept de vagues scélérates (des phénomènes marins exceptionnels qui pourraient potentiellement provoquer des incidents nucléaires en Europe, ndlr), existe vraiment.
« Aujourd’hui, il fait 40 °C à Paris. On va devoir réagir, se positionner »
Pourquoi convoquer à ce point la réalité ?
Plus ça allait, plus je me disais qu’il fallait amener des repères. Le présent devait être là de façon directe. Le film sort en 2025. C’est le quart du siècle. Je voulais qu’on puisse se dire : Voilà ! C’est un film du XXIe siècle ! C’est une façon d’interpeller les spectateurs.
Quel lien faites-vous entre ces enjeux contemporains et le choc ressenti par Claire face aux chefs-d’œuvre de Rembrandt ?
Ça renvoie à la puissance des images. Toute l’intrigue existe parce que Claire est impressionnée par trois tableaux. Je n’aime pas trop théoriser mais, au fond, Claire aussi projette un film, dans Rembrandt. Lorsqu’elle convoque son mari et ses collègues, et qu’elle se met à projeter ses propres recherches sur un écran, il y avait vraiment cette idée d’organiser spatialement une séance de cinéma dans le film. On voulait que les spectateurs, dans le récit, se retrouvent dans la même position que les spectateurs.
Rembrandt reste longtemps énigmatique quant aux révélations qui bouleversent son personnage principal, flirtant même avec le fantastique.
Pour moi, c’est un voyage. Surtout pas une énigme. Je ne cherche pas à faire le malin avec les informations que je délivre dans le film ou pas. Moi, j’ai pensé à La Féline (Jacques Tourneur, 1942). Claire agit mais craint d’expliciter ce qu’elle ressent. Parce que sa révélation est précieuse. Face à la situation historique qu’on vit, on est appelés à changer. Même physiquement. Aujourd’hui, il fait 40 °C à Paris. On va devoir réagir, se positionner
Le film fait presque de Claire une renégate. Ce qui est souvent le cas chez vous : qu’il s’agisse d’hommes politiques ou de scientifiques, on y parle d’individus qui sont à la fois maîtres et prisonniers d’un lieu, et qui finissent par déraper.
Ce sont des insoumis. Ce que je cherche, quand j’écris, c’est ce sentiment d’inéluctabilité. Il faut que quelque chose advienne. Qu’après ça, on ne soit plus les mêmes. Claire se réveille quand son rideau de certitudes, soudain, s’effondre. Qu’est-ce que c’est, être lucide ? Est-ce qu’on est forcément seul ? Elle, ça lui tombe dessus en quelques secondes, face à des tableaux. Yves, lui, mettra des mois à approcher une telle lucidité.
Mais vous insistez sur le fait que, pour d’autres, cette lucidité est vécue comme une déviance. On oscille entre la sainte et la démente.
Ça va vous paraître énorme, mais pour moi, Rembrandt, c’est un peu Rambo. Il y a une solitude à la Rambo chez Claire. Quelqu’un qui porte un destin, une forme de vérité. Je voulais montrer à quel point son bouleversement lui permet d’accéder à une intensité de vie différente. Pas uniquement dans sa relation au climat, mais aussi dans son rapport à la sexualité, à l’empathie. Elle change. Pour tout ça, Camille a été exceptionnelle. Elle s’est laissé envahir par ce bouleversement.
Rembrandt, en salles le 24 septembre