Rock Bottom de María Trénor
Par Romain Daum.
Dans cette production hispano-polonaise sélectionnée et très remarquée au Festival international du film d’animation d’Annecy, María Trénor adapte en musical l’album de rock psychédélique de Robert Wyatt baptisé Rock Bottom (1974). Œuvre incontestablement étrange et so seventies, aux mélodies douces et enivrantes sorties des tout premiers synthétiseurs, l’album n’est rien de moins qu’ « un des meilleurs et des plus importants du XXe siècle », aux yeux de la cinéaste. Suivant la tracklist, le film reproduit les états de conscience de chaque morceau grâce à son animation psychédélique et colorée. On passe ainsi de l’arrivée à une fête de hippies new-yorkais sur une ballade amoureuse (« Sea Song ») à l’exil de Bob et sa copine Alfie à Majorque (« Alifib »), dans un flash-back où ils expérimentent le spectacle de l’immensité de la nature et des possibles qui s’offrent à eux sous substance, puis à la déchéance sur l’île à mesure que l’addiction menace (« Little Red Riding Hood Hit the Road »). En faisant le récit de plusieurs désillusions, le film plonge ainsi dans l’univers sous-marin de l’album pour en tirer toute la ferveur écologiste.
Bob l’éponge sous acide
Dans les années 1970, les Pink Floyd (dont était proche Robert Wyatt) représentaient une contre-culture contestataire venue d’un art nouveau, le rock progressif ; une sorte de révolution spirituelle par la musique. Dans Rock Bottom (le film), l’histoire que propose de revisiter María Trénor est celle d’un artiste plus trouble et souterrain, obsédé par la vie sous-marine et difficilement saisissable. Le mysticisme de Robert Wyatt est plus obscur que celui des Pink Floyd, mais aussi plus doux, et les personnages façonnés par María Trénor s’en trouvent d’autant plus incarnés. C’est une autre histoire de la contre-culture des années 1970 que l’on découvre : plus nébuleuse, plus dark, faite de questionnements existentiels et métaphysiques. À l’image bien sûr de Robert Wyatt, hippie extralucide à la longue barbe blanche, comète fugace de l’avant-garde de l’époque. « You look different every time, You come from the foam-crested brime… », chante-t-il en s’adressant à… l’océan ? C’est donc une véritable conscience écologiste avant l’heure qui s’exprime dans l’album (et le film). La première chanson (« Sea Song ») ouvre même sur l’imaginaire extraterrestre et mystique des révolutions spirituelles des années 1970, se concluant par le cryptique : « We’re not alone… » Sur l’artwork originel de l’album, dessiné par Alfreda, l’amante du musicien, figure un dessin au crayon des fonds marins et de ses créatures. Ce principe d’illustrations surréalistes est repris par le style d’animation du long-métrage, qui travaille l’étrangeté des décors et des phénomènes naturels. Ce prolongement à travers le film de l’histoire d’amour entre les musiciens de l’époque et le design graphique n’est pas anodin : il permet de raconter les errements de ce couple qui n’a rien d’autre dans la vie que sa foi en la création. Déclaration d’amour vibrante d’une réalisatrice d’aujourd’hui à un artiste illuminé d’hier, Rock Bottom est un hommage iconoclaste à un clochard céleste trop lucide, dont la raison succombe à ses visions et aux écueils d’une vie de rébellion. Et, en filigrane, c’est aussi le récit de la création d’une œuvre majeure de la musique de notre temps qui s’offre à nous.

Rock Bottom, en salles le 25 juin.