Sirāt, l’histoire d’une bombe

Des basses vrombissantes dans la poitrine et une tempête de sable brûlante dans la rétine. Il fallait au moins ça pour terrasser la Croisette et récolter un Prix du jury bien mérité. Avec la déflagration Sirāt, le Galicien Óliver Laxe fait son Mad Max chez les raveurs. La bande qui a traversé le désert marocain avec ce cinéaste-chaman raconte.

Tous propos recueillis par Léo Ortuno et Raphaël Clairefond.

Un bon père de famille (Sergi López) traîne son jeune fils au milieu d’une rave en plein désert marocain pour retrouver sa fille disparue. Voilà pour le point de départ de ce « saut dans labîme ». Et à l’arrivée ? Une expérience mystique de la mort ; un road trip existentiel ; un morceau de cinéma explosif. Entre autres choses. Après avoir précipité son équipe et ses comédiens dans de véritables incendies (Après le feu), le pyromane (c’est lui qui le dit) Óliver Laxe s’est donc lancé dans une autre aventure incandescente. Il en a tiré une expérience transcendante qui avance, cahotante, sur la ligne de crête des grands films-trips, de Zabriskie Point à Sorcerer en passant par Gerry. Autant de voyages intérieurs éprouvants et souvent sans retour. Mais derrière la transe et le chaos à l’écran, il y a le réel du tournage, les conditions extrêmes et les improvisations de dernière minute…

LE CASTING :

  • Óliver Laxe, réalisateur
  • Mani Mortazavi, coproducteur
  • Andrea Queralt, coproductrice
  • Sergi López, acteur
  • Jade Oukid, actrice
  • Santiago Fillol, scénariste
  • Mauro Herce, chef opérateur
  • Kangding Ray, compositeur

LE BEFORE DE LAFTER

« Si on a du succès avec ce film-là, on montrera que les amateurs ont raison » Santiago Fillol, scénariste

Óliver Laxe : C’est un projet que j’ai commencé en 2012 avec un voyage en Mauritanie et au Sénégal. Après Vous êtes tous des capitaines (documentaire et premier film du cinéaste, ndlr), j’avais fait pas mal de traitements qui racontaient une espèce de route folle. Vous vous rappelez des Fous du volant, le cartoon américain avec des animaux dans des bagnoles démentielles ? C’était un peu ça : un voyage fébrile et furieux dans le désert, une course entre deux camions avec des personnages que j’avais trouvés partout au Maroc. J’avais en tête Mohamed Qissi, le partenaire de Jean-Claude Van Damme avec lequel il a émigré aux États-Unis (Tong Po dans Kickboxer, ndlr), mais aussi pas mal de poètes maudits marocains et européens. C’est de là que vient tout cet imaginaire. Et puis, je voulais faire un film sur la mort, car ça a configuré ma psychologie. J’ai eu besoin de la méditer, de la pratiquer.

Santiago Fillol : Une des choses qui nous ont beaucoup marqués avec Óliver, c’était le fait de danser et de pleurer en même temps, la sensation d’exprimer la douleur par la danse, comme dans un sort ou une prière. Ça, c’était un horizon, une image importante. Après, pour l’écriture du scénario, ni Óliver ni moi n’avons lu le moindre manuel de cinéma. Jamais. On ne croit pas à ce type de formule : « Dans le deuxième acte, ton personnage doit se transformer et là, il y a un conflit… » Est-ce que tu as eu un deuxième acte clair dans ta vie ? Moi, je n’en suis pas sûr. Nous, on fait plutôt des raccords entre des états d’esprit. On se pose des problèmes de vélocité, de lenteur, de frictions… C’est beaucoup plus inspirant. Si on a du succès avec ce film-là, on montrera que les amateurs ont raison. Personne ne sait à l’avance ce que vont ressentir les spectateurs. Personne. Il faut expérimenter.

Mani Mortazavi : Avec Andrea Quéralt, nous avions à l’époque signé pour ce projet qui s’est longtemps appelé After. Óliver nous en a parlé en 2015, mais il avait besoin de vivre avec l’idée du film et de la faire mûrir. Donc il nous a proposé Viendra le feu, pour se laisser le temps. Comme les communautés de teufeurs sont très répandues dans le sud de la France, à l’origine on pensait que ça allait être un film majoritairement français. Plus tard, on a livré le scénario aux Espagnols qui, grâce à Movistar, nous ont permis un bond quantique en termes de financement…

Kangding Ray : On a commencé la musique dès le scénario. On a fait des très longues sessions où Óliver est venu à Berlin pendant plusieurs jours. Au-delà de la musique électronique, on avait pas mal en tête les films de Tarkovski, avec cet aspect vraiment spirituel. Dire avec la musique des choses qui ne sont pas explicables avec des mots. Puis on voulait aussi expérimenter, on est allés au Berghain, on a dansé ensemble… On est même allés dans une rave en Espagne !

Jade Oukid : Moi, on m’a abordée dans un festival techno au Portugal, il y a trois ans. Deux jours plus tard, on m’a retrouvée dans une foule de 10 000 personnes pour me présenter Óliver. Je n’ai pas dit oui tout de suite, parce qu’on a l’habitude d’être un peu attaqués et stigmatisés dans le mouvement alternatif – punks, nomades, travellers. J’avais peur du message qui allait en ressortir, mais j’ai vu qu’ils connaissaient le milieu et qu’ils avaient envie de le sublimer. Au début, on ne savait rien du scénario. Óliver m’a parlé du désert et du côté spirituel. Il y a un truc dans ce projet qui m’a happée, je ne sais pas comment l’expliquer. Il fallait que je le fasse.

Sergi López : Óliver m’a envoyé son scénario et j’ai adoré, tout simplement. Il y avait tout ce qu’on rêve de trouver, c’est-à-dire quelque chose qu’on n’attend pas. Il m’a dit : « Je taime bien, mais je doute, jai dautres pistes. Je ne sais pas si je vais travailler avec un acteur professionnel ou non. Je veux bien faire des essais… » On en a fait, puis je n’ai pas eu de nouvelles pendant quelques semaines, et on s’est revus avec des enfants pour tester le duo père-fils. Finalement, tout le monde s’est enfin rencontré chez Óliver, en Galice. Je sentais qu’il fallait rassurer les autres acteurs. Ils n’étaient pas sûrs d’être capables de jouer. Je leur disais que pour moi c’était la même chose : j’ai de l’expérience, mais je ne savais pas non plus ce qu’allait être le tournage. J’avais jamais fait un truc comme ça !

UNE RAVE CHEZ BUÑUEL

Óliver Laxe : À l’époque où je préparais Mimosas (2016), j’habitais dans une palmeraie à Agdez au Maroc, à côté de Ouarzazate, dans la vallée du Drâa. Et là, une teuf s’est organisée. Avec des copains de mon village, on y est allés et je me suis reconnecté à cette culture. J’ai trouvé un endroit où ces images de camion dans le désert pouvaient se déployer. Parce que la rave, c’est une culture de fête, mais aussi une culture du voyage et de la déconnexion avec le système. Ils habitent dans ces camions qui sont comme une excroissance d’eux-mêmes.

Andrea Queralt : Le problème, c’est qu’il fallait tourner la partie de la rave en Espagne pour des questions logistiques : c’était beaucoup plus pratique pour faire venir les teufeurs de partout. On a trouvé des décors incroyablement désertiques en Aragon, là où est né Buñuel !

« On ne voulait pas travailler avec des figurants déguisés en punk » Óliver Laxe, réalisateur

Mani Mortazavi : Tous les problèmes avaient été anticipés : drogue, droit à l’image… Les figurants ont été répertoriés comme au bon vieux temps du Covid, avec des QR codes. Même si c’étaient de vrais raveurs, ils se sont prêtés au jeu. Il y avait des services de police, des médecins, les assurances… Ça représente trois mois de préparation pour une rave qui a duré trois jours.

Óliver Laxe : Si j’avais pu, j’aurais tourné dans une fête illégale, sauf que mes producteurs ne voulaient pas prendre le risque. On a fait légalement quelque chose d’illégal, mais c’était quand même une vraie fête, avec deux collectifs qui s’appellent Dropping Caravane et Trackers, qui ont une certaine radicalité dans ce milieu. On savait qu’ils allaient attirer un public vraiment teufeur, traveller, punk. Des gens avec une vérité dans leur silence, dans leur visage, dans leur manière de danser. On ne voulait pas travailler avec des figurants déguisés en punk.

Jade Oukid : Pour la rave, moi j’étais à la maison ! Pourtant, une des choses les plus difficiles, c’était d’exprimer quelque chose à travers la danse. Dans la musique techno, on arrive facilement à fermer les yeux en sachant qu’on n’est pas forcément regardé, et on entre dans une sorte de transe, on libère tout ce qu’on peut libérer… Mais quand il y a la caméra, c’est pas pareil (rires) ! La danse, c’est des étapes. Certains ne quittent pas le dancefloor pendant trois jours. Toute cette progression pour entrer dans un état de libération, elle est compliquée à trouver dans un tournage. C’est pas les mêmes musiques, on coupe… Le dancefloor doit avoir l’air de durer depuis cinq jours alors qu’en fait, on est tout frais !

« Le deal était clair : quand la musique commence, ça ne s’arrête plus pendant trois jours » Óliver Laxe, réalisateur

Kangding Ray : J’ai fait un set avec des tracks que j’avais composées. L’équipe du film était en train de danser derrière, on était vraiment intégrés. C’était une expérience collective, parfois très chaotique. Car ça reste une party, c’est difficile de gérer tout ce qui se passe.

Andrea Queralt : Après toutes ces années à écrire des textes pour le financement sur le monde des raves, quand on est enfin arrivés sur le tournage, c’était très impressionnant. Trois-quatre jours après, c’était imprimé dans mon corps. J’entendais encore les beats !

Mauro Herce : On a eu plein d’imprévus tout le temps. Pendant la rave, il y avait notamment un totem qui devait brûler au milieu de la piste avant de se transformer. Mais pour des raisons de sécurité, on n’a pas pu faire de feu.

Óliver Laxe : Le deal était clair : quand la musique commence, ça ne s’arrête plus pendant trois jours. Après une journée et demie, on s’est rendu compte qu’on était en train d’aller un peu trop loin, que l’intimité qu’on captait dépassait les limites du correct, donc on a arrêté. Les raveurs ont été très généreux car quand tu danses, tu acceptes de partager beaucoup. En teuf, on danse comme si personne ne nous voyait. C’est presque une pratique de samouraï. Tu es centré sur toi-même, tu oublies ce qui t’entoure.

Santiago Fillol : Tous ces travellers forment une culture, une famille hors du système. Je suis sûr que si des aliens descendent aujourd’hui sur Terre, les raveurs seront les premiers à être choisis. Ce sont les meilleurs membres de l’humanité. Ils connaissent tout, ce sont des mécaniciens, ils parlent trois ou quatre langues chacun, ont des formes de solidarité, sont un peu druides… C’est une communauté extraordinaire.

Óliver Laxe : Ce qui m’intéresse, c’est la free party. Les festivals type Burning Man, c’est plus institutionnalisé : l’éloge de la pose, de l’apparence… La teuf, c’est l’éloge de la mocheté. On est des freaks, on montre nos mutilations et nos cicatrices.

Sergi López : C’était intense et très enrichissant de voir ces punks et cette philosophie. Moi, je suis beaucoup plus bourgeois, j’ai un appartement avec la clim’, mais je connaissais un peu la rave, des mouvements sociaux en France, cette idée de l’antisystème. Ils ont une vraie conscience sociale, écologique, féministe. Ils sont très forts sur l’autogestion, avec cette intuition que le monde dans lequel nous vivons est en train de partir en couille. Eux ont décidé de partir.

Andrea Queralt : Alors OK, ils échappent au système, mais il y a un désir de se retrouver de rave en rave, d’être en communauté. Quelqu’un disait : dans une rave, il y a 2 000 personnes et tu ne verras jamais de bagarres. Alors que dans la moindre fête dans mon petit village avec un concert, il y a en quarante qui se tabassent dès qu’ils picolent. Ici, il y a une harmonie.

Santiago Fillol : Avec Óliver, on fait du cinéma pour avoir des expériences. Le truc le plus important, c’est de ne plus être le même après le film. S’il ne change pas quelque chose en toi, ça va être difficile de susciter un petit peu de transformation chez les spectateurs. Ça, c’est quelque chose que les raveurs ont compris : ils sont complètement ouverts à l’idée du changement, de la transformation au contact d’autrui. Tu te dis : « Waouh, ces gens-là, ils ont le temps pour être vulnérables en face des autres. »

Jade Oukid : J’espère que ça touchera aussi les spectateurs. Ma mère et son mari ont d’ailleurs essayé d’aller dans une petite free party à côté de chez moi il y a deux jours, ils se sont inspirés du scénario en disant qu’ils recherchaient leur petite fille. C’est bien que des gens aient envie de voir de leurs propres yeux. Avant, ce mouvement-là faisait un peu peur.

MAD MAX AU MAROC

« Je suis tombée dans les pommes, j’ai fait un coma de chaleur » Andrea Queralt, coproductrice

Andrea Queralt : C’était très dur, tel qu’on le voit dans le film : un tournage très aride, sec et minéral. Je suis tombée dans les pommes, j’ai fait un coma de chaleur. En fait, il y a tellement de sécheresse que le corps n’arrive plus à transpirer et à uriner. Il conserve tous les liquides parce qu’il a trop peur de ne plus avoir d’eau…

Mani Mortazavi : C’était la quatrième ou cinquième année de sécheresse consécutive. Je lisais dans la presse que le roi du Maroc avait demandé à la population de ne pas fêter l’Aïd en tuant les moutons : il fait très sec et ils ont de moins en moins de bétail parce qu’ils n’ont pas de quoi le nourrir… Les équipes techniques savaient que les caméras allaient morfler. Le directeur de production d’une série tournée au Maroc il y a quelques années nous avait mis en garde : le sable s’introduit dans les objectifs, même sans vent. Alors quand il y en a…

Mauro Herce :
Le soleil est vertical onze heures par jour, avec juste une petite heure au début et une petite heure à la fin de la journée où il est légèrement plus aimable… On a dû travailler avec des réflecteurs, des diffuseurs, des toiles au sol pour éliminer les reflets. C’était un travail assez artisanal pour domestiquer cette lumière naturelle. Pour les véhicules, on avait des « doublures » : deux camions bleus, deux jaunâtres et trois voitures. Ça nous permettait de gagner du temps. Pendant qu’on travaillait sur un des camions, on pouvait préparer la machinerie de l’autre. Les structures des camions étaient fragilisées, car on avait ouvert des fenêtres pour avoir plus de paysage. On roulait toujours sur des pistes et les vibrations de la route cassaient cette structure. Donc les mécaniciens faisaient de la soudure de carrosserie !

Jade Oukid : Tu as beau faire des repérages, parfois dans le désert, tu ne sais plus du tout où tu es. Dans l’action, tu te perds. On te dit : « Tourne un peu à droite » et là tu vois le précipice, tu piles… C’était intense ! Toute l’équipe caméra pouvait valdinguer à l’arrière.

Mani Mortazavi : Certains ont fait un rapprochement entre Óliver et Werner Herzog. Sans aller jusqu’à les comparer, c’est vrai qu’Óliver aime confronter les corps de ses acteurs et la volonté des techniciens à l’âpreté des conditions climatiques. C’est quelque chose qui le caractérise.

Sergi López : Sur le tournage, Óliver est charismatique et un peu fou. On sait tous qu’on est là pour lui. Il est possédé par sa façon de voir le monde, la vie. Il remplit notre corps d’idées, de sentiments, d’énergies… Il faut dire aussi que ce paysage aide. Un jour, il s’est mis à flotter. Des gouttes énormes, une véritable inondation au milieu du désert. De la boue, partout. La veille c’était sec, et le lendemain tout était redevenu normal, comme s’il ne s’était rien passé. C’est n’importe quoi.

« On était tous autour de la caméra, comme un totem… Quel délire ! » Santiago Fillol, scénariste

Mauro Herce : Il y a eu des imprévus heureux, comme cette tempête de sable. On a très vite trouvé une façon de l’inclure au plan de tournage du jour. Elle s’est intensifiée et a duré très longtemps. À un tel point qu’à un moment, on ne voyait plus rien, même pas à cinquante centimètres. On ne pouvait plus tourner, on a tout arrêté.

Andrea Queralt : C’était un moment étonnamment beau. Toute l’équipe devait se serrer ensemble, comme une pyramide humaine. Ça a permis à tout le monde de se rapprocher.

Santiago Fillol : On était tous autour de la caméra, comme un totem… Quel délire ! On se prend alors pour des Mayas, on est fous.

Mauro Herce : On était là entassés, comme une petite marée humaine, dans l’attente que le reste de l’équipe vienne nous chercher. On s’est mis en cercle pour protéger la caméra. Ça donnait une image assez curieuse, comme une sorte de culte. J’ai fait pas mal de tournages en Afrique et j’ai assisté à plusieurs tempêtes de sable, mais jamais comme celle-ci.

Sergi López : Ce film a été comme une épiphanie. J’ai fait mes études à Paris, où on me répétait tout le temps que le théâtre, c’est une question de jeu. Je ne suis jamais rentré chez moi en étant encore dans un personnage. Sur ce tournage, pour la première fois, en me plongeant dans ce Luis que je jouais, j’étais beaucoup plus inspiré que si je pensais à moi-même. Il y avait quelque chose qui se passait dans le corps, une connexion avec une partie plus ancestrale. J’ai passé trois semaines à pleurer tout le temps, alors que je ne souffrais pas du tout. J’étais ravi, trop content d’être ici.

DÉFLAGRATION SUR LA CROISETTE

Mani Mortazavi : Óliver est un enfant de Cannes, mais combien en a-t-on vu qui ne vont pas en compétition ? C’est quand même la grandeur de ce festival, d’être capable de surprendre et de remettre les pendules à zéro. Ce qui s’est passé avec le film a été extraordinaire. Il est resté comme une fusée dans l’esprit et la rétine des uns et des autres. J’en ai pris la mesure 48 heures après la projection, quand j’ai reçu deux ou trois audios d’amis qui ne sont pas des faux culs et qui me disaient : « Waouh, tu sais quoi ? J’y pense encore, c’est incroyable. »

Sergi López : Normalement, j’ai besoin de voir l’un de mes films trois ou quatre fois pour m’en détacher, car j’ai trop le tournage en tête, j’arrive pas à rentrer dans l’histoire. Là, il y a deux camions dans le désert, de la poussière, une musique électronique qui t’arrive par le ventre, les sièges qui tremblent … Il n’y a pas de discussion, c’est du cinéma.

Andrea Queralt : Pareil : à la première projection, je suis toujours en train de penser aux défauts. Je suis déconcentrée et je regarde si les gens se font chier. Mais il s’est produit quelque chose dans cette salle du Grand Théâtre Lumière : ça a été une expérience collective qui m’a complètement embarquée. Il y avait cette espèce de tension… Tu sentais le souffle de chaque spectateur multiplié par 3 000 personnes. Ça, c’est vraiment fort.

Jade Oukid : Ça a été une Palme d’or de cœur pour beaucoup de gens du public. C’est le moment où toute l’équipe s’est rendu compte de l’ampleur du film. On a tous énormément grandi à travers cette expérience. On a dépassé nos limites, on est allé chercher des émotions très fortes, des choses qu’on a déjà vécues… Parce que, dans ce milieu, tout le monde a sa propre histoire. Il y a beaucoup de blessures. Maintenant, j’ai plus peur de grand-chose.

Santiago Fillol : Dans la salle, la vibration des basses te touchait la peau. Il y a des séances, on voyait les spectateurs bouger la tête : boum, boum… Quelle beauté !

Kangding Ray : On a fait un sound check avant la projection. On a réglé le volume à 6.2 au lieu de 6. Donc oui, ça tabasse un peu. Et puis, ce qui a tout changé, c’est qu’on a mixé en Atmos…

Santiago Fillol : J’ai l’impression qu’on a soif de retrouver ce type d’expérience totale en salle, comme dans les années 70 avec Apocalypse Now. Je crois que c’est Hitchcock qui disait que les spectateurs sont comme des poissons qu’on attrape à la ligne. Parfois ils forcent pour s’échapper, mais le moment le plus important, c’est quand quelqu’un coupe la ligne. Tu ne sais plus si tu es à la dérive ou si tu es en train de jouir pour la première fois de ta liberté. Ce moment-là, entre la dérive et la possibilité de la liberté, ça me file des frissons. On fait du cinéma pour ça, pour jouir de ça.


Óliver Laxe : Ce qui s’est passé tout au long du festival, ça a été incroyable. En tant que cinéaste, je cherche à faire un knock out, un K.O. au niveau de la perception. À Cannes, les gens étaient en état de choc. Sentir l’ivresse du spectateur, c’était jubilatoire.

Jade Oukid : Et puis, ma petite chienne a eu la Palme Dog ! Elle est décédée dans un accident juste après le tournage… C’était une chienne de cirque, elle adorait faire des tours. C’est un peu une cascadeuse. On était au Maroc, elle a voulu sauter et elle est tombée de très haut…


Andrea Queralt : Là, on a reçu le mail des ventes internationales : le film est vendu partout dans le monde. On vient d’arriver en Espagne et dans la presse, les gens ne parlent que de Sirāt, même sans l’avoir vu. Il y a quelque chose qui va au-delà du film. Le challenge va être de pouvoir profiter de ça pour dépasser les publics art et essai traditionnels, pour lesquels on fait habituellement des films.

Óliver Laxe : Il y a un bouche-à-oreille de dingue. J’espère que c’est une très bonne nouvelle pour le cinéma espagnol, et pour les cinéastes qui viennent derrière.

Sirāt, en salles le 10 septembre.