Jacques Audiard : « L’ennui, comme la peur, sont de puissants moteurs que je connais bien… »

Avec Emilia Perez (en salles le 21 août), comédie musicale retraçant le parcours d’un narcotrafiquant mexicain devenu femme, il a fait sensation à Cannes : Jacques Audiard, pour son dixième long-métrage, réinvente ses formes de prédilection et en trouve de nouvelles, toujours plus expérimentales et baroques ; sur la ligne de crête, à l’image d’un cinéaste taillé dans les contrastes et les mélodies dissonantes. Le voici qui enlève son chapeau, le remet, fume une cigarette, ajuste son col de chemise, son foulard et en allume une deuxième. Il chevrote, se lance, se rétracte puis se livre enfin, cherchant toujours le mot juste et, mine de rien, l’anecdote qui saura faire mouche. Avec, en toile de fond, une question : et si, avec ce dernier film mutant, Jacques Audiard nous avait livré son œuvre la plus personnelle ? Celle qui raconte enfin ses angoisses, ses doutes, et commence à percer la carapace du plus mystérieux des cinéastes français ? Rencontre.

Par Axel Cadieux et Lucas Aubry.

Cet entretien a été réalisé dans le cadre d’une collaboration entre SoFilm et Mediawan. La masterclass peut être visionnée en intégralité sur le service de streaming Explore.

Quelle a été l’envie première ? Le sujet ou le genre de la comédie musicale ? 

J’ai d’abord lu le roman Écoute, de mon ami Boris Razon. On y trouve un personnage de narco, El Flaco, qui veut changer de genre pour échapper à ses concurrents. L’idée n’est pas exploitée mais je l’adore. Je demande à Boris l’autorisation de l’utiliser puis je me lance dans un traitement d’une trentaine de pages, que j’écris en moins d’un mois. Je pense tout de suite à un drame en quatre actes ; un livret d’opéra, avec une temporalité très abrupte et des personnages archétypaux. À l’époque, l’avocate est un homme. Lorsque je la transforme en femme, lors d’un confinement je crois, je pense à Alexandria Ocasio-Cortez. Beaucoup de choses changent à ce moment-là, notamment la transition vers la comédie musicale.  

Est-ce une responsabilité particulière que de représenter une personne transgenre ? 

C’est sûr. Je crois que Breton disait : « Je préfère les idées éreintantes aux idées éreintées. » Je voulais absolument une actrice trans et j’ai fait un casting, au Mexique. Quelque chose n’allait pas, et j’ai fini par mettre le doigt sur le problème : à chaque fois, la transition était au centre de leur vie et phagocytait toute tentative de construction d’un personnage différent. Quand Karla Sofia Gascón m’est tombée dessus, ça a été une évidence. J’ai eu un scrupule avec le passage avant la transition du personnage, car d’une certaine manière je la faisais « détransitionner ». J’étais échaudé, car il m’était arrivé une mésaventure lors des Frères Sisters. On y trouve un personnage transgenre, une tenancière de saloon. J’avais repéré dans mes recherches sur les années 1840 une femme avec moustache. L’actrice trans arrive sur le plateau, on fait des essais avec la moustache. Le lendemain, elle fait un œdème de la face assez grave. La moustache a-t-elle réveillé chez elle un traumatisme ? Je n’ai pas envie de remuer ces choses-là. Mais Karla a tout de suite dissipé mes doutes : elle voulait jouer le personnage avant sa transition et a été en quelque sort mon « guide » dans l’univers transgenre. 

Comment avez-vous rencontré Camille, qui a composé la musique ? 

Ça a été toute une histoire ! Au début, je pense à Tom Waits. J’ai une liaison épistolaire avec lui via Jean-Baptiste Mondino. Ça ne se fait pas. Puis j’approche Damon Albarn, Chilly Gonzales… Gonzales se lance très vite, en dix jours il pond plusieurs chansons. J’écoute, c’est pas mal et je lui dis : « Reprenons ceci, cela, allons dans telle direction… » Refus catégorique, donc fin de la collaboration. Je rencontre ensuite le musicien Clément Ducol, qui est intéressé avec sa compagne. Et il se trouve que sa compagne n’est autre que Camille. Et voilà ! On a fait des séjours d’écriture musicale à Montagenet, dans le Périgord, ça pouvait durer trois semaines. Clément en studio, Camille avec ses machines, moi avec Thomas Bidegain au scénario… C’était très sympa. 

Pourquoi avoir situé l’histoire dans un pays hispanophone ? Ça n’a pas été compliqué, pour la musique ?

Au contraire, c’était l’envie première. Je voulais explorer l’espagnol, tenter une hybridation. Le français c’est très lisse, très verlainien, et comme je viens des lettres, j’y porte une attention spéciale. Ça peut bloquer. C’est pour ça que j’ai pu aller vers le corse ou le tamil, ça me libère de quelque chose. Là, j’avais besoin d’une langue qui en impose, avec des variations, des projections… Et puis le Mexique c’est quelque chose, un terrain d’expérimentations permanentes, finalement assez raccord avec la transidentité. Voyez ce qu’il s’y passe en ce moment, deux femmes ont concouru l’une contre l’autre pour la présidence, une avancée pour les Mexicaines ; et dans le même temps, les élections sont gravement perturbées par une vague d’assassinats.

Pourquoi ne pas avoir tourné là-bas ? 

J’ai fait pas mal de repérages, car en effet je voulais faire rentrer les réalités mexicaines dans le film, créer des accidents. J’ai réalisé que ça allait être impossible : tout y est trop pesant, trop dur, trop lourd. Il n’y aurait eu aucune souplesse dans le tournage. Faire un kilomètre en bagnole à Mexico City c’est déjà une rêverie, il faut partir à 8 heures et espérer une arrivée à midi. Le studio s’est imposé, et c’était sensé, car l’ADN du projet c’est la scène et les expérimentations formelles. Je me sentais très libre, tout à coup. 

C’est vrai que le film est comme une sorte de laboratoire expérimental, chaque morceau musical étant l’occasion de tentatives diverses… 

Vous voulez dire que c’est l’auberge espagnole (rires) ? Plus sérieusement, je voulais que le film représente la transidentité, le parcours du personnage. Il se devait d’être transgenre, au sens littéral : traverser tous les genres ! Je voulais une forme mouvante, non fixe, un peu comme De rouille et d’os ou même Un prophète

C’est angoissant ?

Pas pendant le tournage. C’est une étape où je suis bien, en maîtrise, assez exalté. On y tente des choses, on n’applique pas le programme. Mais trois jours avant de tourner, oui. C’est le pire moment. J’ai pu avoir des phases de terreur, hein. 

Il y a une dimension quasi expérimentale, qui n’est pas sans rappeler vos premiers courts-métrages. Pouvez-vous nous en parler ? 

Je devais avoir 20 ans. J’en ai fait deux ou trois, expérimentaux, très inspirés du muet. Concrètement, j’avais un projecteur Super 8 et une petite caméra Beaulieu, qui offrait la possibilité d’ouvertures et de fermetures en fondu. Son truc remarquable, c’était qu’on pouvait aussi varier la vitesse de tournage. Images au ralenti, en accéléré… Donc je filmais des films qui passaient à la télé, dans l’émission Cinéma de minuit par exemple, en jouant sur la vitesse. Une fois que j’avais ça, je projetais et je refilmais. Je répétais le processus deux, trois ou quatre fois. Le résultat, c’est par exemple une scène de Psychose, avec Norman Bates qui descend à la cave, étirée sur vingt minutes avec des effets de vignettage et des vibrations très fortes… Donc j’ai passé des heures et des heures à filmer ma télé. Je filmais aussi dans les cinés, à la Cinémathèque à Chaillot. On avait tous les droits… 

Ça traduit un rapport au cinéma quelque peu obsessionnel…

Ah je crois qu’un mec qui fait ça, il est quand même sérieusement entamé (rires)

Lors de Mai 68, vous avez 16 ans. Comment vivez-vous l’événement ?

Je passe totalement à côté. Par contre, entre 1969 et 1975, c’est autre chose…

C’est-à-dire ? 

Cinéma, musique… L’époque est extraordinaire. Je sors dans Paris, je m’ouvre au monde. Je découvre une quantité incroyable de films : d’abord du cinéma de genre, au Styx ou à l’Eldorado (cinémas parisiens aujourd’hui disparus, ndlr). Puis je vis l’arrivée du nouveau cinéma allemand ou l’effondrement du cinéma italien, qui m’apparaît à l’époque comme absolument dramatique. J’étais omnivore.

En revoyant Sur mes lèvres, la filiation avec Fenêtre sur cour (Hitchcock, 1954) ou Body Double (De Palma, 1984) paraît évidente…

Vous savez, les influences c’est un truc bizarre. J’adore ces films, ils ont très probablement infusé dans mon cinéma, mais ça n’a jamais été conscient. Juste après le générique d’Emilia Perez, il y a une vue de Mexico et un cri typique du lieu parmi les sons d’ambiance : « Colchones ! Colchones ! » Il y a une hauteur de ton, un peu aiguë. Je ne savais pas du tout pourquoi je voulais cette tonalité, puis j’ai trouvé : c’est le générique des Nains ont commencé petits, de Werner Herzog (1970). J’ai réalisé ça hyper tard ! 

Quel genre de mélomane êtes-vous, dans les années 70 ?

Plutôt rock. J’ai vu beaucoup de dates de Bob Dylan. Encore aujourd’hui, de manière un peu maniaque et nostalgique, je retourne aux vinyles des Pink Floyd. À l’époque, je me défonçais là-dessus. Enfin… Nous nous défoncions. 

Dans les années 90 vous réalisez pas mal de clips, dont certains d’Alain Bashung…

J’aime beaucoup ça, ça me rappelle le Super 8. Et puis on se débarrasse de cette obsession du sens, des dialogues. Bashung, je l’ai beaucoup aimé. Admiré, même. C’était un poète. On n’en croise pas tous les jours, des poètes.

On peut entendre Bruce Springsteen dans De rouille et d’os. Au générique, vous remerciez Antoine de Caunes, que l’on sait proche du musicien…

Alors ça, c’est toute une histoire ! Un soir, dans une boîte, j’entends le morceau « State Trooper » de Springsteen, remixé par un Finlandais. On pose ça sur le film, c’est épatant. Mais c’est difficile ensuite d’aller voir Springsteen et de lui demander les droits d’une chanson qu’on lui a piquée ! Jusqu’à Cannes, on ne parvient pas à le joindre. Antoine entre dans la danse, et Springsteen dit : « Mais bien sûr, il fait ce qu’il veut… » Eh ouais, j’ai cautionné un vol !

Votre adolescence est aussi marquée par la fréquentation du pensionnat du Montcel à Jouy-en-Josas, où les surveillants vous privent de bibliothèque

Ce qu’il y a de marrant c’est que Montcel, c’est aussi la pension par laquelle est passé Modiano, et d’où il a tiré son roman De si braves garçons. « Marrant » n’est peut-être pas le mot. J’y étais malheureux, je m’ennuyais très fort et donc je lisais beaucoup. À tel point que l’on m’a privé de bibliothèque ; l’idée est qu’on se distrayait trop et qu’on ne travaillait pas assez. J’avais d’ailleurs un copain musicien que l’on a privé de son instrument ! Un projet éducatif très fort, n’est-ce pas (rires) ? Il faut ajouter à cela que c’était une école non mixte. Donc quand j’arrive dans un lycée classique pour le bac, je vous assure que je vois la vierge…

Est-ce de là que vient votre aversion pour les « bandes de mecs » ?

C’est probable, oui.

Qu’en est-il de votre rapport aux films très masculins, La Horde sauvage par exemple, qui sort quand vous avez 17 ans ?

Vous l’avez revu récemment ? Moi, clairement, je ne trouve pas ça bien La Horde sauvage, c’est une esthétique très lourdingue. Et en même temps il y a des choses étonnantes dans la filmographie de Peckinpah : j’avais pensé faire un remake des Chiens de paille (1971) au moment d’Un prophète, j’aimais bien le cœur du sujet. Je pense aussi à Guet-apens (1972), où il tient une ligne très droite, très âpre.

Le titre de votre premier long-métrage, Regarde les hommes tomber, est de ce point de vue assez matriciel…

Ça, c’est tout un programme. Être critique à l’égard des hommes, c’est les montrer à des moments où ils sont défaillants. Il y a un film qui m’a beaucoup marqué, c’est Touchez pas au grisbi (Jacques Becker, 1954). On sent qu’on est à un tournant dans la représentation des hommes, de leur dureté, de leur virilité. On glisse vers autre chose. Tout a été très progressif, sur ces questions-là. Par exemple, je pense que je n’aurais pas pu réaliser Emilia Perez il y a quinze ans. Pas parce qu’on ne l’aurait pas financé, mais parce que je n’y aurais même pas pensé.

En parlant de Regarde les hommes tomber, vous dites que vous avez filmé Kassovitz et Trintignant comme s’ils étaient des femmes…

Vous avez écouté la voix de Trintignant ? C’est quand même très particulier. Le goût très prononcé que j’ai pu avoir pour lui vient de là, d’une sorte de féminité irrépressible que je trouvais bouleversante. J’ai vu Ma nuit chez Maud (Éric Rohmer, 1969) un nombre incalculable de fois. Kassovitz, c’était autre chose : au moment où je le rencontre, quelque temps avant La Haine, il était vraiment irrésistible de légèreté et de drôlerie. L’impression d’un garçon qui ferait de la muscu mais qui resterait très doux.

Le tournage de ce premier long a été difficile ?

Disons-le clairement : j’ai été bizuté, comme en pension. Les chefs de poste se comportaient comme des tyrans. J’avais le sentiment d’être sans cesse soumis aux désirs de gens qui se posent comme sachant faire du cinéma ; là où moi, à l’inverse, je commençais. On ne devient pas réalisateur du jour au lendemain. Certains jours, je ne comptais plus les scènes que j’avais tournées mais celles que je n’avais pas tournées. Juliette Welfling, au montage, avait le strict minimum. Après ça, j’ai pensé arrêter la réalisation, retourner aux scénarios, je ne voulais même pas que le film sorte. Puis, il a connu cette espèce de parcours cannois totalement inattendu, qui a tout changé.

REGARDE LES HOMMES TOMBER M KASSOVITZ JL TRINTIGNANT

Vous évoquez Juliette Welfling, monteuse de tous vos films. Vous tenez à avoir des collaborateurs récurrents ?

Je la rencontre quand elle a 21 ou 22 ans, moi deux ou trois de plus. Aujourd’hui, ce serait impossible de faire un film sans elle. Mais parfois, elle est méchante (rires). Un jour, alors qu’Un prophète allait entrer en tournage, elle demande à me parler et m’apprend que les Américains la réclament, qu’elle va y monter une comédie musicale, Moulin Rouge je crois, et qu’elle ne sera donc pas disponible pour moi. Moi j’ai la mâchoire qui tombe sur la table, je prends ma veste et je me casse. Voilà un homme qui sait parler aux femmes (ironique)

Elle a rétropédalé ?

Elle a monté Un prophète (rires) ! Et elle a eu des idées géniales, comme d’habitude. Concrètement, je ne regarde pas les rushs, donc elle fait le choix de toutes les prises, pendant que moi je tourne. Et dix ou quinze jours après le tournage, elle me montre un bout-à-bout.

Le montage tel que pratiqué aujourd’hui doit être très différent de celui que vous avez connu à vos débuts ?

Il y a eu une révolution colossale. Ma théorie est que lorsqu’on était sur pellicule, le montage s’arrêtait autant par fatigue des équipes que par fatigue du matériel, lorsque vous avez des copies avec des scotchs partout et qu’il n’est plus possible de travailler. Avec le numérique, il n’y a plus de fin. C’est vertigineux. Au bout d’un moment, je suis fatigué. C’est Juliette qui siffle la fin de la récré.

Comment avez-vous rencontré Tahar Rahim ?

À l’arrière d’une voiture (rires). Je vais voir un copain qui tourne la série La Commune, dans laquelle il joue. Par hasard, on se retrouve dans le même convoi pour rentrer à Paris. J’ai eu l’intuition que c’était lui. Il avait une chose douce et fiévreuse, à laquelle j’étais très sensible.

Vous n’avez pas craint qu’il ne soit pas au niveau, sur la durée ?

Au début il m’a fait peur, il avait une expérience de jeu encore fraîche et peut-être pensait-il que je le prenais pour sa bonne figure, pour ce qu’il donnait à voir dans la vie. Alors que pas du tout, il y avait un personnage à composer. Je pense que j’ai été dur. Mais avec le recul, j’aurais dû retourner toute la première semaine d’Un prophète. On s’est fait peur l’un et l’autre et puis à un moment donné, les choses se sont débloquées. J’ai un début d’explication : au début, dans la prison, j’installais les acteurs puis je faisais amener les figurants, les ballons de foot, etc. Ensuite, rigoureusement l’inverse : je faisais vivre la prison puis j’installais les acteurs au milieu de tout ça, au risque qu’ils prennent des mauvais coups. Là, c’était parti.

Et les acteurs américains ? Joaquin Phoenix, avec lequel vous tournez Les Frères Sisters, a la réputation d’être un acteur intense…

Joaquin Phoenix, c’est quand même un acteur très particulier, hein…

C’est-à-dire ?

Eh bien le type, au début du tournage, je lui demande comment il souhaite communiquer. Il me répond : « Par télépathie… » OK gars (rires) ! La communication était parfois brouillée…

Les Freres sisters The sisters brothers 2018 Real Jacques Audiard Joaquin Phoenix John C Reilly. Collection Christophel © Page 114 / Why not production / Annapurna pictures

Est-ce que c’est toujours aussi douloureux, pour vous, d’écrire un scénario ?

D’abord, précaution de langage : il y a des choses bien plus douloureuses dans la vie. Mais oui, c’est dur. Le plus compliqué, c’est ce sentiment que l’on s’apprête toujours à écrire pour la première fois, comme si l’on n’avait rien retiré des expériences passées. Sur Emilia Perez, j’étais tout fier d’être parti comme une balle. Mais il faut toujours du temps, on s’en rend compte : Thomas Bidegain est arrivé sur le projet et les cartes ont été rebattues. Il a fallu trouver des idées qui génèrent de la fiction, des situations. 

s vos débuts, vous écrivez vos scénarios à quatre mains. Comment s’est passée la collaboration avec votre père, Michel Audiard, sur Mortelle Randonnée (Claude Miller, 1983) ?

D’une drôle de façon. Il faut dire, déjà, que c’est un film sur le deuil. Or, mon frère aîné, le fils de mon père, venait de nous quitter. Ce qu’il me reste de singulier, c’est que tout a commencé à l’envers : mon père a acquis les droits du livre de Marc Behm et a fait passer un casting de producteurs, puis de réalisateurs ; ça n’est pas chose courante. Je ne trahis personne en le disant : c’est un film qui m’a déçu, ça n’est pas comme ça que je le voyais. J’avais le sentiment d’avoir écrit un film de paumés et le résultat est très baroque, beaucoup de décorum, trop luxueux. Claude Miller avait envie de faire un film raccord avec l’époque, publicitaire, et puis qui étais-je pour donner mon avis ? Un dixième soutier !

Vous n’aimez pas la performance de Michel Serrault ?

Si, bien sûr. Je me souviens de cette scène insensée où Serrault répète sa propre mort, c’est très fort, il n’y a que lui qui puisse faire ça. Une anecdote me vient : le scénario terminé, je dois l’apporter chez Serrault, à Boulogne, pour qu’il le lise. Je monte dans ma 2CV et je me souviens qu’il vient tout juste de perdre sa fille  (le film met en scène un détective hanté par l’absence de sa fille, ndlr). D’un coup, je ne le sens plus du tout. J’appelle mon père qui me rassure : « Je sais bien, mais amène-le-lui quand même, il l’attend. » Les deux Michel, c’était quelque chose. Je peux vous dire que lorsqu’on était au milieu, on ne comprenait pas vraiment tout. Je me souviens aussi des lectures avec Serrault, qui faisait sonner un cor de chasse pour amuser la galerie.

Vous êtes-vous toujours senti destiné au cinéma ?

Loin de là ! Ayant grandi là-dedans, j’ai commencé par prendre la chose avec beaucoup de distance. Et puis mon père banalisait le fait d’écrire pour le cinéma, mes rapports avec lui sont d’abord des rapports de littérature. Par ailleurs, j’ai un temps songé à devenir prof de lettres, je me plaisais à m’imaginer dans un destin très austère.

Vous dites : « Jusqu’à 40 ans je suis un mélancolique, vaguement suicidaire. » C’est à cette époque précise que vous réalisez votre premier long. C’est ce qui vous permet de sortir de cet état ?

Je me demande à quel moment vous allez sortir le Valium (rires) ? C’est vrai que réaliser des films m’oblige à parler. Un plateau de cinéma ou une collaboration d’écriture vous force à communiquer avec les uns et les autres. Et puis avec le public, dans un second temps. Je m’aperçois, chemin faisant, que le cinéma est le lien que j’entretiens avec le monde. En tant que scénariste et uniquement scénariste, je n’étais pas satisfait des films qui étaient ensuite réalisés. Je ne les imaginais pas comme ça.

Pourquoi être venu aussi tard à la réalisation ?

C’est un regret. Je l’ai réalisé au bout de deux ou trois films. Que voulez-vous, je suis un lent… Je perds à peu près 4 ou 5 ans à chaque moment de ma vie, je reste trop longtemps à l’écriture, je reste trop longtemps au montage…

Il y a peut-être 3 ou 4 ans entre chacun de vos films. Ça n’est pas beaucoup, comparé à la plupart des cinéastes…

Vous trouvez ? Pour moi, c’est très long. J’aimerais échapper à l’ennui, créer de la forme. C’était ça, aussi, le projet Emilia Perez.

Vous craignez de vous ennuyer, en tant que cinéaste ?

Oh oui, bien sûr. L’ennui, comme la peur, sont de puissants moteurs que je connais bien…

Quel regard portez-vous sur votre cinéma ?

Pour vous répondre, il faudrait que j’aie une idée un peu plus précise de ce que j’ai accompli. De même pour l’avenir… Je viens de terminer un film, il doit forcément y avoir quelque chose de l’autre côté, quelque chose qui attend ? Je ne sais pas encore ce que ça sera.

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