The Flats d’Alessandra Celesia

Par Boris Szames.

Dans The Flats, Alessandra Celesia (La Mécanique des choses) s’installe dans une cité HLM de Belfast à la rencontre des derniers vétérans des « Troubles », cette guerre fratricide qui déchira l’Irlande du Nord des années 60 à 1998. Jolene est l’une des habitantes suivies par la réalisatrice. Hagarde, elle suit l’arrivée du cercueil d’Elizabeth II à l’aéroport d’Édimbourg retransmise en direct à la télévision. Un drapeau orné de quatre lions recouvre l’imposant sarcophage à destination de Londres. Chacun représente les territoires du Royaume-Uni : l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles. Et l’Irlande du Nord. Nichée dans le dernier quart d’heure du film, la scène encapsule les arômes du désespoir teinté d’absurde qui embaume les sept tours des Victoria Barracks, logements sociaux du quartier de New Lodge, au cœur de Belfast. Un amoncellement de cages à lapin, baignant dans leur jus seventies. Catholique mais nullement partisane, la réalisatrice italienne Alessandra Celesia, qui partage sa vie entre Paris et Belfast depuis une vingtaine d’années, arpente cette no go zone peuplée de dealers aux abois, dans un documentaire arborescent qui entrelace récits intimes et chronique socio-politique.

Souvenirs traumatiques pour film-caveau

Survêtement bleu pétrole, peau tavelée, Joe a survécu à tout : l’alcool, le suicide, la prison… Et surtout l’assassinat de son oncle, tombé sous les balles à l’âge de 17 ans durant les Troubles. Joe, âgé de 9 ans à l’époque, n’a pas oublié le pansement placé sous l’œil du défunt, exposé dans une pièce de l’appartement familial. Un instantané de mémoire qu’il reproduit au cordeau, à l’aide de ses voisins, devant la caméra d’Alessandra Celesia – instigatrice du geste cathartique autour duquel s’articule sa mise en scène. Film-caveau, The Flats enchâsse ainsi les souvenirs traumatiques de boîte en boîte (cercueil, cabine de bronzage), surfaces planes sur lesquelles glissent des images exhumées du passé : les funérailles de Bobby Sands (leader des républicains irlandais décédé au terme d’une longue grève de la faim en 1981), les feux de joie dans les quartiers loyalistes, les caillassages de commissariats… L’oreille à l’affût d’une sirène de police ou du sifflement d’une balle en plastique, Joe n’a lui jamais quitté son « terrain de jeu », celui qui l’a vu grandir et lancer ses premiers cocktails molotov. Depuis, « les temps ont changé ». L’IRA a décrété la fin de la lutte armée, il y a vingt ans déjà. Le sang a coagulé sur le parvis des Barracks. Les mauvaises herbes ont poussé au pied des sépultures. Alors il faut vivre, malgré les crackheads, malgré le Brexit et les trompettes victorieuses du God Save the Queen qui narguent les derniers des Mohicans, drapeaux irlandais dressés aux balcons. Contre le silence assourdissant de l’après, Jolene, écorchée vive, chante de sa voix cendrée : « Grandir dans l’obscurité. Le poids de la terre pèse sur moi, mais je serai encore là. Me voilà plus forte qu’avant. » Le cri du cœur d’une enfant de Belfast, fleur de béton que rien ni personne ne peut déraciner.

The Flats, en salles le 5 février.