Fanon de Jean-Claude Barny

Par Pierre Charpilloz.

Frantz Fanon est une grande figure de l’histoire politique et littéraire française, que l’on connaît probablement mieux à l’étranger qu’au cœur de l’Hexagone. Son nom résonne en effet davantage au sein des bibliothèques des universités américaines, où il est souvent considéré comme l’un des maîtres à penser du mouvement des droits civiques, aux côtés de Malcolm X ou d’Angela Davis. Pourtant l’histoire de Frantz Fanon, qui fut chef de service martiniquais de l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie à la fin des années 1950, est on ne peut plus française ; et le fait qu’on ait tendance à l’oublier en dit déjà long. Il y a bien eu des films sur l’essayiste, dont l’œuvre trop courte (il est mort à 36 ans) reste essentielle. Mais le cinéma français ne nous avait offert aucun biopic à la hauteur de son importance. Avec Fanon, Jean-Claude Barny, connu pour ses films sur la communauté antillaise (Nèg Maron et Le Gang des Antillais), répare enfin cette injustice : Fanon a tout du grand biopic, avec musique orchestrale, reconstitution impressionnante et casting de choix (Déborah François, Olivier Gourmet mais aussi la révélation Alexandre Bouyer dans le rôle éponyme).

La lutte finale

En parallèle du biopic, d’excellente facture, Jean-Claude Barny utilise la figure de Frantz Fanon pour poser un regard différent sur la guerre d’Algérie. L’homme est à la fois un intellectuel, un psychiatre reconnu qui vit aisément ; et un Noir de Martinique, qu’il décrit comme « la plus vieille colonie de France». Fanon est donc à la fois un colon et un colonisé ; ou plutôt, un oppresseur et un opprimé, pour employer la dialectique marxiste chère à l’écrivain. Ayant cette rare place intermédiaire, ce personnage permet de comprendre la nécessité de convergence des luttes dans un contexte d’émancipation. Tous les militants indépendantistes ne partagent pas le même idéal : Il y a ceux qui rêvent d’une révolution prolétaire, ceux qui prient pour un retour de l’islam rigoriste, sans parler des minorités comme les Kabyles qui espèrent une reconnaissance. Mais il n’est possible de changer le monde qu’en unissant les forces. « Groupons-nous et demain…», chantait « L’Internationale », dont l’œuvre la plus connue de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, reprend l’un des vers pour titre. Le film de Jean-Claude Barny décrit par ailleurs très bien l’intellectualisme français de l’époque, influencé par Jean-Paul Sartre et les nouvelles méthodes de psychiatrie. Et, avec le regard d’un spectateur de 2025, on y voit aussi ses limites, que Barny montre très intelligemment ; sans rien enlever de l’hagiographie. La femme de Frantz Fanon, Josie Fanon (Déborah François), a ainsi une place importante dans le long-métrage. Elle assiste son mari, dactylographie ses idées, porte son fils et s’en occupe. Femme blanche, elle est aussi un signe extérieur d’« intégration », rassurant pour les Européens. Mais elle ne sort que rarement de la grande maison. Tout occupé au combat légitime pour la liberté du peuple algérien, Frantz Fanon ne semble pas voir cette autre oppression silencieuse sous son propre toit. Car il y a d’autres luttes, plus invisibles encore, qui doivent converger pour que l’Internationale devienne le genre humain

Fanon, en salles le 2 avril.