FRENCH CONNECTION : Friedkin au volant, mort au tournant

À la fin des sixties, quand on lui propose de réaliser une histoire de flics violents et de trafiquants d’héroïne français, William Friedkin ne se doute pas que French Connection deviendra le modèle du polar nerveux. Alors que le film fête ses 50 ans cette année, lui et d’autres racontent une histoire placée sous le double signe de l’approche documentaire et du danger permanent. Celle d’un film où, finalement, tout s’est fait à la limite. Par Axel Cadieux et Maxime Werner.

Il faut imaginer la scène, au cœur de West Hollywood, à Los Angeles : un quidam vient de quitter le travail un peu plus tôt que d’habitude pour rejoindre sa femme et passer la fin d’après-midi en famille. Il fait tranquillement le plein de sa vieille Ford dans une station service désertée, sous un soleil de plomb. Et soudain une poignée d’hommes habillés comme des pingouins, en costards-cravates impeccables, déboulent de nulle part, complètement affolés, et l’encerclent. L’un d’entre eux prend les devants, déterminé, presque agressif : leur Rolls-Royce vient de tomber en panne et il lui propose 200 dollars pour être conduits à la cérémonie des Oscar. « Il faut prendre la direction du centre ville. Ce n’est qu’à une heure de route. » Sauf que dans un premier temps, l’homme hésite. Il habite à l’extrême opposé. Malgré tout, il finit par accepter devant l’insistance et la force de persuasion de cet étrange énergumène. La troupe embarque et c’est ainsi qu’en ce lundi d’avril 1972, William Friedkin, une partie de son équipe et leurs compagnes atterrissent au rendez-vous numéro 1 du cinéma mondial : serrés comme des sardines dans une carriole cabossée, les femmes en tenue de soirée sur les genoux des hommes en smoking au bord de l’apoplexie. Ce jour-là, French Connection va rafler cinq Oscar. Parmi les statuettes glanées, il y a celle du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur acteur. À quelques minutes près et sans une bonne étoile, il n’y aurait eu personne sur scène pour collecter cette moisson historique. C’est le système Friedkin et c’est aussi de cette manière qu’il a tourné French Connection, deux ans plus tôt : toujours sur la brèche, à deux doigts de la catastrophe et de l’accident industriel, mais capable de retomber sur ses pieds, en toutes circonstances.
Je ne voulais pas de Gene Hackman, il était beaucoup trop tendre pour le rôle. Mais nous n’avions tout simplement personne d’autre.”  
William Friedkin
Ni le premier, ni le dixième choix
À la fin des années 1960, Friedkin est au plus mal. Jeune cinéaste de 35 ans, prometteur mais inconstant, il vient d’enchaîner quatre gros échecs au box office : Good Times, The Night They Raided Minsky’s, L’Anniversaire et Les Garçons de la bande. S’il n’est pas totalement dans le creux de la vague, il ne fait pas franchement partie des jeunes réalisateurs dont le potentiel excite les bookmakers de Hollywood. C’est pourtant à cette période que Friedkin fait la rencontre du producteur providentiel Phil D’Antoni. Ce New-Yorkais pure souche a commencé sa carrière en produisant pour la télévision des documentaires sur de grandes actrices telles que Sophia Loren et Elizabeth Taylor. Quelques années plus tôt, l’homme a cru, presque seul contre tous, au potentiel de Bullitt. Le polar de Peter Yates va inventer la poursuite en bagnole, filmer les rues de San Francisco comme jamais, offrir au compositeur Lalo Schifrin sa partition pour le cinéma la plus célèbre et, surtout, transformer l’acteur Steve McQueen en action hero crédible.
Phil D’Antoni est un personnage imposant, au bagout inimitable. Il expose à Friedkin une histoire incroyable qu’il veut absolument transposer à l’écran : en 1961, la police new-yorkaise enquête sur Jean Jehan, un parrain corse qui depuis des années infiltre de l’héroïne sur le territoire américain, à un rythme industriel. La traque aboutit à une saisie de drogue record pour l’époque, mais Jehan en réchappe, au grand dam des deux flics qui mènent l’enquête : Eddie Egan et Sonny Grosso. Un duo atypique et cartoonesque qui fonctionne à merveille, l’un des plus efficaces de la côte Est à l’époque, avec 400 arrestations par an. Le premier est le cliché de l’Irlandais dur à cuire, porté sur la boisson, les femmes et totalement obsédé par son boulot. Le deuxième est plus réservé, plus calme, plus sombre : un Italo-Américain d’une intensité à la Pacino. Egan est surnommé Popeye du fait de son mode de vie décadent. Grosso, quant à lui, se fait appeler Cloudy, en référence à son caractère noir et orageux. Immédiatement, le projet passionne Friedkin. Pour lui, c’est le moment ou jamais de s’essayer au film d’action, genre auquel il reste encore étranger.

Première question : qui pour interpréter Popeye et Cloudy ? En ce qui concerne Grosso, Roy Scheider s’impose comme une évidence et est immédiatement disponible. Pour Egan, c’estplus épineux. Les premiers choix de Friedkin et D’Antoni – parmi lesquels l’imposant Jackie Gleason – se désistent tous. Résultat : c’est le nom de Gene Hackman, encore très peu connu à l’époque, qui émerge de nulle part. « Ce n’était ni mon premier, ni mon deuxième, ni même mon dixième choix, raconte Friedkin. Très clairement, je n’en voulais pas, il était beaucoup trop tendre pour le rôle. Mais on a fini par se rendre à l’évidence : nous n’avions tout simplement personne d’autre. Et aujourd’hui, je suis incapable d’imaginer le film sans lui, il est parfait. Cette chance qu’on a eue, on la doit au ‘Movie God’… » Le ‘Movie God’ devait aussi être dans les parages lorsque Friedkin flashe sur un acteur espagnol aperçu dans Belle de jour, de Luis Buñuel, pour jouer le parrain français. Son directeur de casting fait venir l’homme en question jusqu’à New York, mais, à l’aéroport, le cinéaste est incapable de le retrouver et prend conscience d’une méprise terrible : l’équipe a confondu Francisco Rabal et Fernando Rey. Le premier est un beau gosse typé méditerranéen, parfait pour le rôle, alors que le second est un grand bonhomme ingrat, plus tout jeune, qui refuse en plus de raser son bouc d’un autre âge.
Ils m’ont donné un revolver .38 Special et on a fait une intrusion dans un bar malfamé. Je devais garder la porte arrière, pour que personne ne s’échappe.”
William Friedkin
Bill Friedkin est au fond du trou : deux de ses acteurs principaux ne correspondent absolument pas à ce qu’il avait en tête et il est désormais trop tard. Alors, lorsque le tournage débute, le 30 novembre 1970, c’est évidemment une catastrophe : dès le premier jour, Hackman veut tout abandonner. « Il a fallu plus de 20 prises pour qu’il parvienne à gifler un dealer, se rappelle le cinéaste. Là, je me suis dit qu’on était dans la merde. Hackman est contre la violence, il déteste ça, et il se croyait incapable de jouer un rôle pareil. Il a vécu dans une petite ville de l’Illinois gangrénée par le Ku Klux Klan, il a le racisme en horreur et était persuadé qu’Egan était xénophobe. Or, c’était juste une méthode d’intimidation pour Egan, qui devait survivre tous les jours dans la rue. Hackman ne le voyait pas. Alors, j’ai dû le pousser dans ses retranchements. Je ne fais pas un boulot poli, un boulot de gentleman. Il faut savoir obtenir ce que l’on recherche. » La relation entre les deux hommes est électrique. Friedkin est persuadé qu’il doit se faire détester de l’acteur, le pousser à bout pour faire ressortir sa haine, toute la tension qu’il contient. Terry Donnelly, l’assistant réalisateur, se souvient : « Friedkin était très dur avec Hackman. En temps normal, quand un cinéaste doit faire des remarques difficiles à un acteur, il l’écarte du plateau, cela ne se passe pas devant tout le monde. Ici, ce n’était pas forcément le cas et l’animosité était plus que palpable… » Friedkin est intraitable et n’a peur de rien. À même pas 30 ans, le réalisateur a déjà refusé d’être l’assistant de John Frankenheimer pour mener un projet plus personnel. Il aurait aussi balancé au visage du réalisateur Blake Edwards, de treize ans son aîné, que l’un de ses scénarios était « un beau paquet de merde ». Aujourd’hui, il n’hésite pas à battre en brèche une rumeur répandue, selon laquelle il se serait lancé dans l’épopée French Connection suite aux conseils avisés de Howard Hawks : « Hawks, je l’ai rencontré rapidement, à l’époque, car je sortais avec sa fille, mais il n’a jamais eu une quelconque influence sur moi ou ma carrière. Ce qu’il a pu dire à ce sujet est complètement faux. C’était un grand cinéaste, mais aussi un très grand menteur. Henri-Georges Clouzot, Raoul Walsh, sont beaucoup plus importants pour moi que Howard Hawks. »
Caméras gelées et système D
Face à la tornade Friedkin, le discret Hackman s’accroche, se transforme progressivement en un personnage qu’il exècre. Les deux hommes polarisent les tensions et cela a pour effet de solidariser le reste de l’équipe. De l’avis de tous, l’ambiance sur les plateaux de French Connection était excellente : « On venait pour la plupart de New York, on parlait le même langage, on allait à l’essentiel, on n’avait pas besoin de beaucoup pour se comprendre, raconte Tony Lo Bianco, qui joue l’un des lieutenants du parrain. Un vrai tournage de potes. Le soir, on allait boire des coups ou on se faisait un basket. Friedkin est un énorme fan des Boston Celtics. » Terry Donnelly décrit lui aussi une communion sans faille : « Il n’y avait aucun caprice de star, tout simplement car il n’y avait pas de star ! Au tout début du film, Popeye (Hackman) arrête un dealer et lui demande plusieurs fois : “Est-ce que tu t’es curé les pieds à Poughkeepsie ? Est-ce que c’est bien toi qui t’es curé les pieds à Poughkeepsie ?” Ça ne veut rien dire, c’était une phrase réellement utilisée par Egan pour terrifier les petits criminels et les désorienter. C’est devenu un mantra sur le plateau, tout le monde la répétait en boucle en remplaçant “les pieds” par des choses beaucoup plus obscènes. C’est bête, mais cela créait un esprit d’équipe. » Et il en faut, de l’esprit d’équipe, pour supporter les conditions du tournage : un froid glacial, jusqu’à -7 degrés certains jours. Les caméras gèlent. Entre les prises, tout le monde se réfugie dans les commerces alentour. « Je connais plus d’un réalisateur qui, dans des conditions pareilles, auraient abandonné, croit savoir Terry Donnelly. Nous, on a fait front ensemble. »

Surtout, la méthode de Friedkin est éreintante. Il s’est formé sur le tas en réalisant des documentaires pour le producteur David L. Wolper, surnommé « l’olive » à cause de son teint verdâtre, et en a gardé une certaine propension au réalisme cru : des séquences volées, de l’improvisation à tous les étages, un rythme effréné et des scènes d’action sans aucune musique, à la manière de certains Kurosawa. « J’ai approché ce film comme un journaliste qui ferait un documentaire sur cette période, indique Friedkin. Je n’avais pas de permis de tourner, je n’avais rien. On procédait toujours dans l’urgence : une seule prise, on/off, on avait terminé avant même que les gens ne s’en rendent compte. Il y en a qui sont dans le film et ne sont pas au courant. Il fallait de la spontanéité ! » Le preneur de son Chris Newman confirme : « À cette époque, une journée de tournage était courte, c’était neuf, dix heures, contre quatorze ou seize aujourd’hui. On était donc rapides et efficaces, et certains dans le groupe ont dû penser que Friedkin était fou, car il allait toujours à cent à l’heure. Il ne s’arrêtait jamais, bougeait sans cesse. »

Pour préserver ce regard neuf, le cinéaste s’entoure de très jeunes collaborateurs : ce sont les premiers films, ou presque, de Terry Donnelly et Owen Roizman, le directeur de la photographie ; le scénariste, Ernest Tidyman, est un journaliste du New York Times connu au cinéma pour le script de Shaft ; Robert Weiner, le directeur du casting, connaît les milieux interlopes de New York comme sa poche et fournit au film une armée d’acteurs qui jouent souvent leur propre rôle ; quant à Enrique Bravo, le cadreur cubain, il s’est fait la main en filmant la révolution castriste sur le vif. Un atout phénoménal, qui lui permet d’être au niveau des attentes de Friedkin : le cinéaste, pour préserver l’aspect documentaire du film, prend pour habitude de répéter brièvement avec les acteurs, puis de faire venir Bravo, qui ne sait absolument rien de la scène. Le caméraman doit alors filmer ce qui se déroule sous ses yeux, choisir de suivre une action plutôt qu’une autre, cadrer au mieux sans préréglage, etc. Une conception de la mise en scène pas nécessairement orthodoxe, mais diablement efficace, qui colle parfaitement au système D mis en place par Friedkin. Le film bénéficie d’un budget de 1,5 million de dollars, confortable mais loin d’être mirobolant. Alors, on fait avec les moyens du bord : pour certains travellings, Enrique Bravo n’a pas de dolly – support permettant de placer la caméra sur des rails – et prend place sur un fauteuil roulant poussé par le reste de la team. Le preneur de son Jean-Louis Ducarme, qui participe aux quelques jours de tournage à Marseille, garde le souvenir d’une équipe minuscule : « Six ou sept personnes, pas plus ! Je n’avais même pas de perchman. Il fallait donc que tout le monde soit au taquet, tout le temps, et donne son maximum. C’était la méthode Lelouch : on fait le plus possible avec le moins. »

Car, oui, William Friedkin est un grand admirateur de Claude Lelouch. C’est même après avoir vu La Vie, l’amour, la mort qu’il décide d’engager Ducarme, qui l’accompagnera ensuite sur L’Exorciste, Le Convoi de la peur et Police fédérale Los Angeles. Parmi ses inspirations pour French Connection se trouve également Z, de Costa-Gavras : « On a l’impression que personne ne sait ce qui va arriver, dit Fiedkin. C’est cet effet-là que je recherchais et c’est de cette manière que j’ai tourné French Connection, en état d’urgence et d’éveil permanent. Pour saisir l’action au mieux, sans préavis, sans l’avoir planifiée, avec la sensation d’y être. C’est ce qui m’a toujours fasciné, en tant que cinéaste : représenter la réalité comme je la vois et telle que je la comprends. »
La scène de la poursuite est géniale et personne n’a été blessé, Dieu merci. Mais je ne le referais jamais aujourd’hui. J’étais jeune. J’étais fou.”
William Friedkin
Les flics comme des criminels
Forcément, pour capturer cet effet, il faut connaître l’univers et le sujet ciblés sur le bout des doigts. Il existe précisément un livre à ce propos, The French Connection, signé Robin Moore, très documenté et qui a donné à Phil D’Antoni l’idée du film. Mais comme Friedkin ne fait jamais rien comme tout le monde, pas sûr que cette lecture l’ait influencé en quoi que ce soit : « Ce bouquin m’est tombé des mains. Moi, j’ai préféré suivre Eddie Egan et Sonny Grosso à la trace. » Durant le mois qui précède le tournage, le cinéaste, Roy Scheider et Gene Hackman accompagnent les deux flics dans les pires quartiers de New York et y découvrent un quotidien qu’ils n’imaginaient pas, fait de drogues, de vols, de meurtres, de viols. Des immeubles entiers de squatteurs camés jusqu’au bout des ongles, aiguille dans le bras, sous la langue ou entre les orteils lorsque les veines commencent à manquer. Friedkin, pourtant pas né de la dernière pluie, est épouvanté par cette misère qui se cache entre la 110ème et la 135ème rues, à quelques dizaines de blocs de chez lui ; Hackman est traumatisé mais intègre quelques mécanismes du métier ; quant à Scheider, pour mieux s’imprégner, il demande à Grosso de lui prêter sa montre, sa bague et son arme. L’expérience est encore vivace dans l’esprit de Friedkin : « Ils m’ont donné un revolver .38 Special et on a fait une intrusion dans un bar malfamé. Je devais garder la porte arrière, pour que personne ne s’échappe. J’ai assisté à des choses folles et tout ce que vous voyez dans le film est réel. J’ai cherché à faire le portrait de la nature humaine poussée à ses extrémités, sans fard. C’est ce qui m’attire. » Le cinéaste, Hackman et Scheider en profitent pour menotter quelques types, adopter les gestes de base, toujours guidés par Egan et Grosso – même si ces derniers auraient préféré Paul Newman et Ben Gazzara pour les incarner.

Aux yeux de Friedkin, rien ne vaut l’apprentissage en direct, le contact, l’immersion. Le tournage est d’ailleurs à l’avenant puisque des dizaines de flics impliqués dans la traque de la French Connection sont en permanence sur le plateau, dont, bien sûr, Egan et Grosso, qui tiennent aussi de petits rôles. Lorsqu’au tout début du film Popeye et Cloudy entrent dans un bar bondé, tous les clients sont par exemple joués par des policiers. L’objectif de cette présence est double : conseiller Friedkin et les acteurs sur les pratiques en vigueur, s’assurer de la véracité de ce qui est tourné mais aussi, voire surtout, protéger l’équipe lorsque des situations chaudes se présentent. « On était à Harlem, ou à Bedford-Stuyvesant, au fin fond de Brooklyn, à l’époque c’étaient les quartiers les plus chauds de New York, confie le cinéaste. Des endroits pauvres, criminels, les femmes ne pouvaient pas s’y balader seules. S’il y avait un problème, la police intervenait immédiatement. » Le sujet du film, fatalement, attire aussi certains criminels curieux, ce qui ne manque pas de créer une ambiance typiquement new-yorkaise, selon Tony Lo Bianco : « Les flics, les gangsters, tous ces mecs-là, cohabitaient. C’étaient des big boys qui faisaient chacun leur boulot, se respectaient mutuellement et n’allaient pas s’embrouiller pour des broutilles. Ils faisaient partie du même monde : c’est New York, on est des gamins de la rue, on s’est beaucoup battus, on a accumulé de l’expérience, on a entendu les anecdotes des plus anciens… Tout le monde se connaît très bien. Le vrai mafieux que j’incarne a même dit pour plaisanter à Sonny Grosso : “Eh, si l’acteur qui me joue n’est pas Burt Lancaster, tu vas avoir de sérieux problèmes !” » La porosité entre les deux milieux est totale, sur le plateau, mais aussi devant la caméra. À l’image de Sam Peckinpah ou de Michael Mann, cette idée fascine William Friedkin et c’est précisément ce qui fait la renommée du film aujourd’hui : pour la première fois, les flics y sont dépeints comme des criminels en puissance, qui n’hésitent pas à franchir la ligne jaune pour parvenir à leurs fins.
French Connection, tout comme L’Inspecteur Harry, qui sort la même année – et que Friedkin a failli diriger, avec Frank Sinatra dans le rôle-titre –, participe de la déconstruction du mythe d’une Amérique binaire, divisée entre ceux qui enfreignent la loi et ceux qui la défendent. Contre toute attente, la mise en image de cette dilution des valeurs plait autant au public qu’aux forces de l’ordre, heureuses de découvrir un film enfin fidèle à leur quotidien. Dans les quartiers afro-américains, les spectateurs adorent voir des flics qui, comme dans la vraie vie, insultent et matraquent pour un rien. « Je n’essayais pas d’être un pionnier, raconte Friedkin, mais c’est vrai que French Connection est très différent des autres films policiers de l’époque. Je voulais rompre ce schéma typique et faussé du flic parfait, représentant de l’idéologie occidentale. On n’avait jamais vu un personnage principal si violent, si ambivalent et parfois raciste. » De fait, la scène où Popeye tire dans le dos d’un suspect désarmé fait grincer quelques dents dans les hautes sphères et représente bien cette « fine ligne », comme l’évoque le cinéaste, qui sépare les truands des forces de l’ordre.
Popeye est passé de l’autre côté
D’ailleurs, même durant le tournage, certaines pratiques peuvent entretenir un certain trouble : pour les besoins d’une scène, évidemment organisée sans aucune autorisation, les policiers font venir tous leurs collègues et créent un embouteillage monstre sur le pont de Brooklyn, provoquant l’inquiétude d’une autre unité qui débarque en hélicoptère pour vérifier la situation. « Nous avons bénéficié de certaines largesses qui n’étaient pas forcément légales, observe Terry Donnelly. Je pense à la scène de la poursuite notamment… » La fameuse scène de poursuite, dans le cahier des charges d’à peu près tous les polars de l’époque. Dans le genre, en 1968, Bullitt a frappé un très grand coup. Friedkin, fier comme un paon, veut absolument s’en démarquer. Alors, il décide d’abord d’innover en intégrant un accident de métro, puis prend rigoureusement tous les risques pour parvenir à ses fins : la séquence est tournée au milieu du trafic, en plein jour, toujours sans autorisation ni précaution particulière. La voiture dévale 26 blocs à 130 km/h en commettant à peu près toutes les infractions imaginables, de l’excès de vitesse aux feux brûlés en passant par les dépassements intempestifs. Une folie. Trois voitures sont nécessaires et une collision réelle se trouve encore dans le film. « Je n’ai jamais rien tourné de plus dangereux, admet Friedkin. La scène est géniale et personne n’a été blessé, Dieu merci. Mais le risque était trop important, je ne le referais jamais aujourd’hui, je ne mettrais même pas la vie d’un insecte en jeu. J’étais jeune. J’étais fou. » Gene Hackman, au sommet de son art et de sa furie lors de ces quelques minutes, tourne tous les plans rapprochés. Mais le plus gros du travail est effectué par Bill Hickman, un cascadeur de génie déjà sollicité pour Bullitt et ami proche de James Dean, qu’il a vu mourir dans ses bras. Cet homme de l’ombre, disparu en 1986, apparaît aujourd’hui comme un élément essentiel de la réussite du film. Terry Donnelly : « Nous avons eu la chance de travailler avec les meilleurs cascadeurs du monde. Sans leur professionnalisme, tout ceci aurait été impossible. » Friedkin, lui, s’étonne encore de ne pas avoir terminé en prison : « J’étais convaincu de ce que je voulais, je n’aurais jamais accepté autre chose et j’ai emporté tout le monde dans mon élan. C’était comme une quête. Mais pour réaliser les films que je fais, il faut être capable de ne jamais reculer, d’avoir des idées très précises. On peut dire, finalement, que j’étais aussi obsédé que Popeye par mes objectifs. » À la fin du film, le flic perd totalement le contrôle, tue l’un des siens par erreur, persévère dans sa fuite en avant et disparaît dans un entrepôt à la poursuite du parrain. Quelques secondes avant le générique final, un mystérieux coup de feu retentit. « Je pense que Popeye est devenu fou, il est passé de l’autre côté, analyse Friedkin. C’est mon opinion personnelle mais je voulais donner à penser aux spectateurs, les faire parler. Alors, j’ai ajouté ce son, ce n’était pas prévu. Mais quelle meilleure manière de terminer ce film qu’avec un gros “Bang !” ? »
L’intuition du cinéaste marche à tous les niveaux. Le 9 octobre 1971, quand le film sort aux États-Unis, c’est un carton immédiat au box office. Gene Hackman ne tarde pas à devenir l’un des acteurs les plus demandés de sa génération et Roy Scheider enchaîne lui aussi sans mal les projets. Quant à Friedkin, il s’attelle à un nouveau défi et change radicalement de genre, en s’attaquant à un roman de William Peter Blatty sur une petite fille possédée par un démon. Terry Donnelly sera une nouvelle fois de la partie : « Le tournage de L’Exorciste a été très, très différent de celui de French Connection. L’équipe est devenue complètement paranoïaque, tout le monde savait qu’on pouvait se faire virer en un clin d’œil si on n’était pas assez bons aux yeux de Friedkin. Moi, j’ai tenu bon, même si j’ai été à deux doigts de quitter le plateau à plusieurs reprises. Finalement, je ne regrette pas, mais tout de même : c’est fou comme un Oscar peut transformer un cinéaste professionnel et prévenant en grosse brute maniaque. »
Tous propos recueillis par AC et MW.