Sirat, d’Oliver Laxe
Par Axel Cadieux
Le Salaire de la peur, Mad Max, Beau travail, Climax, Sorcerer et quelques dizaines d’autres : sur la Croisette, jeudi soir autour de 00h30, les comparatifs n’en finissaient plus d’affluer pour tenter de définir Sirat, grenade dégoupillée en grande pompe par le pyromane Oliver Laxe – dont on se souvient qu’il avait déjà attisé quelques braises avec Viendra le feu, présenté à Cannes en 2019. Ici, Luis (Sergi Lopez) s’enfonce dans le désert marocain à la recherche de sa fille, disparue voici cinq mois lors d’une rave party. Avec son fils de douze ans et leur chienne Pipa, ils rejoignent bientôt une drôle d’équipée faite d’une poignée de teufeurs, marginaux, éclopés et autres amateurs de psychotropes et plantes hallucinogènes. Sur le papier, on pourrait croire à un ersatz des Randonneurs avec une touche d’Into the Wild, façon quête initiatique et road-trip rédempteur, en camion sous le soleil de l’Atlas. Sauf que le sirat, dans l’islam, est un pont suspendu liant l’Enfer au Paradis. La promesse d’une trajectoire, certes, mais faite d’un tout autre bois. On ne sait d’ailleurs pas exactement où débute le film, dans les limbes d’Hadès ou bien aux creux des nuages : ce sont des caissons de basse qu’on installe avec méthode et précision, des rochers ocres qui semblent vibrer au rythme de la techno et enfin une foule dansante dont on s’approche lentement, via un plan zénithal, avant de s’y fondre : chaque personnage croisé ici, dans la transe, fera partie de la tribu empruntant la voie du sirat.
Distiller le mystère là où d’autres ne feraient qu’effleurer la poussière
Tonin, Stephy, Josh, Jade, Luis, Esteban et Bigui n’ont aucune idée de là où ils mettent les pieds, et le spectateur non plus. C’est l’une des grandes forces du film : déjouer chaque attente, emprunter sans cesse le chemin de traverse en forme de mirage plutôt que le sentier balisé. Comment aurait-il pu en être autrement ? Dès les premières minutes, Oliver Laxe travaille la matière et façonne ses plans tel un chaman, parvient avec toute la grâce des grands cinéastes – c’est-à-dire qu’on ne sait pas tout à fait comment ils s’y prennent – à distiller le mystère et l’abstraction là où d’autres ne feraient qu’effleurer la poussière. Encore plus fort : malgré les substances ingérées par l’équipée, la mise en scène ne s’en trouvera jamais contaminée. Pas de déformations artificielles du cadre ici, encore moins de filtres ringards ou de mouvements inconsidérés. C’est le plus souvent au cœur de plans fixes et anodins que la puissance se déploie ; à l’image de cette séquence pivot, celle du camion enlisé, qui verra advenir le pire via un plan, une péripétie qui avec une autre issue aurait pu trouver sa place dans une comédie. Dès lors, Sirat emprunte la voie de la radicalité, penchant davantage du côté de l’Enfer que du Paradis. Ou privilégiant, plus précisément, la métaphysique au vagabondage. Les murs d’enceinte se muent en monolithes kubrickiens, le soleil frappe et le sol se dérobe. Le choix peut dérouter, le trip exténuer. Les partis-pris d’Oliver Laxe se montrent pourtant au diapason de ce que traversent les personnages, s’immergeant et se diluant dans le désert comme certains, un demi-siècle plus tôt, ont remonté un fleuve vietnamien les menant au cœur des ténèbres. Car au-delà des œuvres déjà évoquées, c’est bien à Apocalypse Now que l’on pense le plus ; pour ce qui est des thématiques, de la trajectoire bien sûr, mais aussi, et c’est peut-être le plus fou, de la dimension proprement extraordinaire d’un film qui fera date.

Sirat, en salles prochainement.