My Father’s Son de Qiu Sheng

Par Boris Szames.

« Très cher père, tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d’habitude, je n’ai rien su te répondre […] en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. » Ces lignes que Franz Kafka arrache à la douleur en introduction de sa Lettre au père, ç’aurait pu être celles de Qiao, adolescent mutique en deuil d’un paternel alcoolique et cogneur. Au faîte de sa gloire, l’homme a participé à faire de la boxe un sport populaire en Chine, apprendra-t-on. Mais lorsque s’ouvre My Father’s Son, ce patriarche gît entre quatre planches sous le regard sidéré de son fils, à qui l’on demande d’apprendre une oraison funèbre au débotté. Lèvres pincées, gorge nouée, Qiao est incapable de régurgiter ces mots laudateurs mais impersonnels car rédigés par un autre. On le retrouve ensuite dans un bar à hôtesses de Hangzhou, capitale de la Silicon Valley chinoise, encore flanqué de son encombrant de père, cette fois réduit à l’état de cendres dans une urne. « Même mort, il m’emmerde ! », grommelle l’orphelin. Une vingtaine d’années plus tard, devenu ingénieur et père de famille à son tour, il entraînera une intelligence artificielle à boxer à la manière de son père, dernier round d’un match entre deux écorchés vifs. Entre-temps, nous aurons remonté le cours de l’histoire familiale, récit structuré à partir de l’éloge inaugural relu et corrigé par le fils en voix off.

Tu seras un homme, mon fils

Pour son premier film, le réalisateur chinois Sheng Qiu marche sur les traces du père, dans les interstices de la mémoire d’un fils outrepassé par « la grandeur de son sujet » (Kafka, toujours). Forcément, on l’attend au tournant. Sauf que le cinéaste ne se contente pas de relier platement les flashbacks hantés par un personnage insaisissable. Au lieu de ça, il dessine le chemin qui mène vers l’éclosion d’une mémoire embrumée. C’est que le film engage les corps de ceux qui l’habitent comme de ceux qui en passent la porte. En l’espèce, il faut accepter de se mouiller dans des eaux incertaines (fleuve, liquide amniotique, etc.) pour en remonter le cours jusqu’à retrouver son colonel Kurtz, ici un paumé ganté de cuir. My Father’s Son n’est rien d’autre que cela : une œuvre traversée de flux qu’on enjambe par sauts de puce, d’une rive à l’autre, les détails relevés en chemin (un chien, une cigarette) se reflétant dans une narration diffractée entre passé et futur. En d’autres termes, chaque geste trouve sa reproduction, et donc sa signification, d’une époque à l’autre. Sheng Qiu assume la stylisation à l’excès de sa mise en scène et démultiplie les focales. Les délires lysergiques glanés chez Kubrick et Coppola (période Apocalypse Now) se télescopent avec l’imagerie numérique désincarnée de la réalité virtuelle, sans oublier l’esthétique retrowave bardée de néons à la Miami Vice jusqu’à l’épuisement de l’œil, rincé, rassasié. Bref, il reste encore difficile de savoir où l’on a mis les pieds à l’heure où nous écrivons ces lignes. Et pourquoi pas ? « Il faut tout mettre dans un film », assénait Godard. Personne ne sort indemne de My Father’s Son. Peut-être parce qu’on y trouve l’essence d’un grand film, là où sublime et grotesque se tirent la bourre.

My father’s son, en salles le 23 juillet.