Soundtrack to a Coup d’État de Johan Grimonprez

Par Antoine Desrues

Tel un disque rayé, Nikita Khrouchtchev frappe avec sa chaussure une table de l’Assemblée générale des Nations unies en guise de protestation. L’image est répétée, et mise en rythme sur un morceau de jazz. Dans cette réécriture ludique de l’archive réside le cœur du montage de Johan Grimonprez. En 1960, seize nouveaux pays africains fraîchement indépendants sont acceptés aux Nations unies. Une inquiétude pour les puissances coloniales, qui veulent garder la mainmise sur les ressources qu’elles ont jusque-là pillées. Soundtrack to a Coup d’État se concentre en particulier sur le cas du Congo et de son Premier ministre Patrice Lumumba, assassiné en 1961 au travers d’un complot orchestré par la Belgique et la CIA. À cause de ses sources d’uranium (qui ont entre autres servi à la création de la première bombe atomique), le Congo devient l’un des épicentres des enjeux politiques des années 50 et 60, et même un acteur majeur de la guerre froide, pourtant délaissé par les livres d’histoire. Mais il n’est pas seulement question de mettre en lumière un hors-champ. Soundtrack to a Coup d’État brille par la précision de ses recherches documentaires, par son exactitude et son effet d’accumulation proprement étourdissant, qui n’hésite pas à mêler et manipuler ses sources diverses pour en tirer leur substantifique moelle. Il y a, au-delà du travail d’historien, une performance qui relève presque de la chirurgie. Chaque coupe, chaque triturage des archives est pensé pour faire fonctionner un organisme entier, et tisser des raccords à la manière d’un réseau neuronal. Parce qu’en parallèle, Johan Grimonprez raconte aussi une certaine histoire du jazz d’après-guerre, qui réveille la question des droits civiques autant pour les Afro-Américains que pour l’autre côté de l’Atlantique. C’est même le triste paradoxe que décrit le film, révélant que la CIA et le gouvernement américain ont organisé des tournées pour des artistes reconnus comme Louis Armstrong, afin de les transformer en « ambassadeurs du jazz ». Sans le savoir, ils étaient devenus un leurre pour les politiques répressives et néo-coloniales.

« What a Wonderful World »

En opposant des régimes d’images aussi différents que du reportage, de la publicité ou encore du montage propagandiste, Soundtrack to a Coup d’État troque la linéarité attendue de son récit au profit d’une arborescence. Ce dialogue des archives, d’une densité folle, est loin de seulement plaquer une musique revendicatrice sur ses sources visuelles. Le film opère une stratégie du remix, de la superposition de ses couches pour composer un DJ set frénétique, dont la musicalité se lance à la recherche d’une histoire alternative. En émerge parfois un humour étonnant, un rapport ironique au pouvoir dès lors que les discours officiels se contredisent ou révèlent leur dimension fallacieuse. On se dit bien sûr, en voyant cette toile d’araignée se former sous nos yeux, que son maillage se connecte à notre actualité. Au milieu de sa multitude d’images, difficile de ne pas tiquer lorsque débarquent des morceaux de publicité pour l’iPhone et les voitures Tesla, dont les batteries sont fabriquées à partir du lithium des mines congolaises. Malgré tout le combat que le film a dépeint, les corporations occidentales ont toujours autant d’assise sur ces pays. C’est l’autre art du remix que Grimonprez met en scène : les loops reviennent toujours à leur point de départ.

Soundtrack to a Coup d’État, en salles le 1er octobre