AN ELEPHANT SITTING STILL de Hu Bo

– LE FILM DE LA SEMAINE : AN ELEPHANT SITTING STILL –

Découvert au dernier festival de Berlin, An Elephant sitting still arrive en France précédé de son aura de grand film maudit. Mais il y a de bonnes raisons d'être impressionné par cette fresque générationnelle eustachienne…

 
Difficile de séparer le destin du jeune cinéaste Hu Bo de son film, tant ils sont liés, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Les mauvaises : la répercussion médiatique de son suicide, survenu après que son producteur (le cinéaste Wang Xiaoshuai) a exigé de couper son film. Après s'être vu refuser un premier et « insortable » montage de quatre heures, Hu Bo accepte de le remonter, mais ne retire que dix minutes. Quelques semaines plus tard, il se suicide. Mélancolique de nature, il laisse un film et des nouvelles qui laissent transparaître clairement son tempérament désespéré. C'est pourquoi il serait dangereux de trop lier ses problèmes de production et sa fin tragique. En revanche, ironiquement, c’est ce suicide qui a « permis » au film d'être connu et reconnu : la presse se délectant de l’image d’un cinéaste torturé, martyr et victime du système, travaillant dans la misère (ce qui semble un peu exagéré)… Dès lors, l'attente était grande. Que cet intérêt pour le film ne vienne pas d’une réaction d’empathie ni d’humanité, mais qu’elle soit plutôt une conséquence sensationnaliste de plus de la société du spectacle, rien ne pouvait être plus ironique par rapport au message que le film et le cinéaste semblent vouloir nous transmettre.

 
Noir, c'est noir
Voici plutôt les « bonnes » raisons – en tout cas les plus humaines – d'aimer ce film et de regretter la disparition de Hu Bo. Avec cette histoire chorale de quatre personnages (un jeune homme traumatisé par une tragique histoire d’adultère, un vieil homme dont le chien est mort, une jeune fille en mauvais termes avec sa mère et un enfant qui rêve d’aller à un cirque qui se trouve au nord, dans la ville Manzhouli), Hu Bo semble, à la manière de Bela Tarr qu'il admirait et qui a été un peu son mentor, nous décrire avec peu de moyens un groupe de personnages, dans lequel pourrait se tenir l’humanité toute entière, voire même carrément, l’univers dans son intégralité (à la façon du début des Harmonies Werckmeister). L'ambition qu'il met à raconter la dérive des personnages et leurs destins rappelle aussi les premiers films d’Edward Yang. Et le constat de Hu Bo est sombre, sinon noir : on s’enfonce de plus en plus dans un monde d’incommunication et de trahisons, où les gens se heurtent fatalement les uns aux autres. La découverte du corps de Hu Bo est aussi particulièrement dévastatrice : n’arrivant pas à le joindre, des copains sont allés frapper chez lui et, sans réponse, sont repartis avant de tomber dans la cage d'escalier sur le cadavre de leur ami pendu. Une fois à l’intérieur, ils ont découvert sur son ordinateur qu’il avait commandé la corde deux jours plus tôt sur Internet. Impossible de ne pas penser à la disparition de Jean Eustache et au mot sur sa porte : « Frapper très fort comme pour réveiller un mort ». Et si An Elephant Sitting Still pouvait étrangement faire penser à La Maman et la Putain, c’est parce que, comme le cinéaste français, Hu Bo restera fatalement et à jamais lié à un film qui occupera une place unique, un bloc de vie capable de saisir l’esprit d’une époque et, surtout, son désarroi, son désespoir, de façon extrêmement intime et humaine.

Si sa disparition est particulièrement regrettable, c’est aussi en partie parce qu’Hu Bo représentait (comme Bi Gan) une nouvelle génération de cinéastes chinois, ceux qui sont nés à la fin des années 1980 et au début des années 1990, qui ont grandi dans un contexte économique plus aisé et ont eu accès à une autre culture pouvant échapper à une approche sociologique. Alors que le cinéma de Jia Zhang-ke s’approchait de plus en plus d’un regard précis de la Chine contemporaine dans un nouveau contexte économique et social, ces cinéastes-là ont commencé à faire des films qui pourraient se passer n’importe où et à n’importe quel moment. Ce que Hu Bo nous raconte est une descente aux enfers : ses personnages semblent avoir comme seul espoir celui d’arriver à ce cirque, voir cet éléphant qui, dit-on, a le talent de rester assis sans bouger. Et il le fait dans une mise en scène étonnamment simple et modeste, sans aucune surenchère comme c'est souvent le cas chez beaucoup de jeunes cinéastes. Hu Bo, lui, a tout simplement fait le film qui lui ressemble. Et il en a payé les frais. WMY